Le Grand Coeur
leur réalité pour les restituer dans
le décor de leurs songes. Agnès et lui avaient cette même
capacité à situer les êtres au-delà de leur apparence et à
déceler leurs affinités secrètes. Ils se plurent immédiatement, non pas comme des amoureux, elle aurait bondià cette idée, pas même comme frère et sœur, parenté
qu’elle me réservait. Ils se reconnurent plutôt comme
des magiciens, des êtres qu’en des lieux de moindre
culture on eût traités comme on le faisait des sorcières.
À cette sympathie, s’ajoutait pour Fouquet une vénération de la beauté qui le paralysait d’admiration devant
Agnès.
Il rêvait à l’évidence de faire son portrait et était prêt
à tout pour y parvenir. Quand elle lui demanda de
peindre d’abord celui du roi, je fus stupéfait de l’entendre accepter. Lui qui n’aimait pas les lieux officiels, il
suivit Agnès jusqu’au château. Ce fut là qu’il peignit le
portrait de Charles que tout le monde a eu l’occasion
d’admirer ou, au moins, dont chacun a entendu parler.
Fouquet s’était bien tenu devant le roi, pour ne pas
indisposer Agnès, sans doute. Mais s’il avait dissimulé
l’antipathie qu’il ressentait pour le souverain, son
tableau, lui, en faisait l’aveu. Il représentait Charles dans
le climat de sentiments qui lui était propre : jalousie,
peur, cruauté, méfiance, rien ne manquait. Heureusement, une des particularités des œuvres de Fouquet était
qu’elles plaisaient toujours à leurs modèles, quand
même elles les montraient sous un jour défavorable.
Je fis une rente à Fouquet pour qu’il reste à la cour.
Ce fut le début d’un mécénat dont je m’entretenais longuement avec Agnès. Elle connaissait tout comme moi
les pratiques italiennes et souhaitait les accommoder en
France. Les manières du roi René, avec ses troupes d’artistes attachés à sa personne et payés pour agrémenter
des fêtes, lui paraissaient autant qu’à moi passées de
mode. Il nous semblait, à l’un comme à l’autre, que l’on
devait laisser vivre l’art pour lui-même. Nous devionsencourager les artistes à suivre leur voie et ne pas leur
imposer seulement de nous plaire. Elle jugeait sévèrement la reine sur ce point, lui reprochant d’entretenir
un peintre à demeure, pour le seul emploi d’enluminer
son livre d’heures. Agnès était d’avis que si nous offrions
aux artistes nos demeures à décorer, nos soirées pour
réciter leurs vers ou nos cérémonies pour jouer leur
musique, c’était avec le souci de mettre nos moyens au
service de leur art et non pas l’inverse. Nous eûmes de
longues discussions sur ce point. Je m’en inspirai pour
le palais de Bourges. Sa construction avançait et on ne
tarderait pas à arriver bientôt à l’étape de la décoration.
Macé me laisserait le soin de choisir les artistes et de
leur commander des œuvres. Elle me faisait confiance
sur ce point non parce qu’elle me prêtait un goût particulier pour les arts, mais parce que, passant le plus
clair de mon temps à la cour, j’étais mieux à même de
savoir ce qui était à la mode.
Il est vrai que j’étais tout à fait devenu un homme de
cour. Mes fonctions auprès du roi, tout en étant toujours
adossées à l’Argenterie, s’y limitaient de moins en
moins. Guillaume, je l’ai dit, avait pris la main pour tout
ce qui concernait notre entreprise. Avec Jean, ils animaient et étendaient la toile de nos facteurs à travers
toute l’Europe du Nord. Ils me rendaient compte fidèlement de ce qu’ils faisaient et j’avais toute confiance en
eux. Je me réservai la question délicate de notre expansion commerciale vers l’Italie et l’Orient. Et mon rôle,
au contact du roi, se teinta de plus en plus de politique.
Charles me délégua le soin de suivre au Conseil les
affaires de la Méditerranée. S’agissant de l’Orient, il
m’encouragea à multiplier les galées et à ouvrir un service régulier de commerce avec les ports du Levant.
Conformément à mes recommandations, il avait choisi
d’entreprendre un rapprochement politique avec le
sultan d’Égypte. Je fis parvenir à ce prince plusieurs
lettres, accompagnées de riches présents, et j’obtins de
lui toutes les facilités voulues pour commercer dans
les terres qu’il contrôlait. Je fis parvenir au Soudan des
échantillons de tout ce que nous pouvions lui fournir.
Dans ces marchandises, figurait ce que le mahométan
désirait le plus et que nul chrétien
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