Le Grand Coeur
proposition de ce
Campofregoso. Hélas, il n’avait pas l’expérience de cescondottieri italiens et prenait leur prétention pour de
l’importance. La lettre du Génois était excessivement
vaniteuse et on pouvait le croire à la tête d’une véritable
cour en exil. J’invitai le roi à se méfier. Je ne connaissais
que trop ces aventuriers. Il était bien probable qu’il
s’agissait d’une bande de ladres, qu’il fallait certes
ménager, mais qui étaient loin de mériter l’usage d’un
protocole princier. Charles ne voulut rien savoir. Il
composa une ambassade conduite par l’archevêque de
Reims dans laquelle figurait le vieux Tanguy du Châtel,
son chambellan, qui l’avait, trente ans plus tôt, sauvé
du massacre à Paris. Il me mit à la remorque de ces
graves personnages. Nous descendîmes à Marseille et, à
voir passer notre équipage, on pouvait penser que nous
allions au-devant de l’empereur byzantin. Les Génois,
sans doute avertis de notre arrivée, revêtirent leurs plus
beaux costumes et nous accueillirent pleins de superbe,
dans la maison d’un marchand italien. L’archevêque
de Reims avait par trop l’habitude de confondre le pouvoir et ses formes. Il fut abusé par l’élégance des Génois
et prit leur aplomb pour de la noblesse. Plus instruit
que lui des mœurs de l’Italie, j’avais reconnu au premier coup d’œil une troupe d’imposteurs et de gredins
qui cherchaient à obtenir de nous non seulement les
moyens de s’emparer de leur cité, mais même de remplir leurs assiettes, à compter du lendemain matin. Je
tentai d’alerter l’archevêque — je compris rapidement
qu’il me serait impossible de le faire changer d’avis.
Commença alors une négociation ridicule. Elle
aboutit à un traité très solennel entre le roi de France
et... personne. Car les personnages qui le signèrent ne
représentaient encore qu’eux-mêmes. Ils s’engageaient,dès leur arrivée au pouvoir, à placer Gênes sous l’autorité du roi de France. Nos plénipotentiaires repartirent
satisfaits. Ils me laissèrent sur place, à charge pour moi
de fournir aux conjurés les moyens de recruter des
troupes et de mener une expédition.
Campofregoso avait bien vu que je n’étais pas dupe de
ses mises en scène. Sitôt les ambassadeurs partis, il fut
avec moi amical et direct. Il ne pouvait de toute manière
me cacher longtemps la vérité : les conspirateurs avaient
besoin de tout. L’homme était agréable, gai, bon vivant,
généreux. Toutefois, je n’avais pas plus confiance dans
son naturel que dans le masque qu’il avait pris d’abord.
J’avais rencontré en Italie un grand nombre de ces
personnages entreprenants, volubiles, séduisants, mais
d’une inconstance déroutante. Trahir, dans ces cités qui
ont connu tant de révolutions et de changements d’alliance, est une arme comme une autre. Le parjure s’y
porte fièrement en bandoulière, comme on accroche
ailleurs une épée à sa ceinture. Campofregoso me semblait capable de tout et la suite le prouva.
Pendant que les Génois établissaient, grâce aux fonds
que je leur avançai, un quartier général à Nice, je me
rendis pour mes affaires à Montpellier. Quand je revins,
ils n’avaient pas beaucoup avancé. Je jugeai qu’il faudrait encore de longs mois avant qu’ils puissent lancer
un assaut contre leur ville. Je plaçai auprès d’eux un facteur qui me représentait dans la région et rentrai
rejoindre la cour à Chinon.
Le moment est sans doute venu de m’expliquer sur ce
qui fut retenu plus tard contre moi comme une trahison. Il est exact que, dans le même temps où je m’employais à armer l’expédition de Campofregoso, j’entretenais une correspondance avec Alphonse d’Aragon,
qui soutenait à Gênes le parti au pouvoir, celui-là même
que les émigrés se proposaient de renverser. J’ai déjà dit
que je m’honorais depuis longtemps de l’amitié du roi
d’Aragon devenu roi de Naples. Cette amitié assurait à
mes navires la possibilité de naviguer librement dans les
eaux qu’infestaient ses corsaires, car le roi Alphonse me
fournissait régulièrement des sauf-conduits.
J’avais besoin de lui et j’avais tout autant besoin de
Gênes. Avec le temps, j’avais une vue bien claire de ce
qu’il me revenait d’accomplir en Méditerranée. C’était
la même vision que j’avais tenté de faire partager au roi.
Mon interlocuteur en Orient était le sultan et, pour que
mes navires
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