Le Grand Coeur
pouvait-elle sans états d’âme trahir Isabelle de
Lorraine, à qui elle devait tout ? Je lui posai tout crûment la question. Elle réagit avec la vigueur d’un animal
que l’on force.
— Quand les hommes de cette famille m’ont présentée au roi, cracha-t-elle, quand ils m’ont vendue à lui
comme une bête, tout innocente que j’étais encore,
Isabelle a essayé de me défendre. Il y a eu des scènes terribles entre elle et son beau-frère. Mais son mari, toujours faible, l’a désavouée et elle a dû céder. Nous avons
pleuré toute une soirée. Elle m’a serrée contre elle et
m’a fait jurer d’obtenir un jour ma revanche. Je ne savais
pas ce qu’elle voulait dire alors, mais j’ai juré. Et
aujourd’hui, l’heure a sonné. Non seulement je ne la
trahis pas, mais, en vérité, je lui obéis !
Sur ces mots, elle se leva, me prit par la main. Nous
retournâmes dans ma chambre. De nouveau, elle se
pelotonna contre moi.
— Quand t’ont-ils présentée au roi ?
— Il y a plus de deux ans. J’avais dix-neuf ans quand
j’ai vu Charles pour la première fois à Toulouse. J’étais
bien différente d’aujourd’hui. Ces deux années m’ont
beaucoup appris.
Un silence se fit, pendant lequel je la sentais s’assoupir. Pourtant, avant qu’elle dorme, je tenais à lui
poser encore une question.
— Et..., demandai-je en hésitant, qu’attends-tu de
moi ?
Elle rit.
— Rien, Mon Cœur. Ne te mêle surtout pas de cela.
Tu m’apportes une chose irremplaçable : tu es la seule
personne à qui je puisse parler librement. Avec Brézé,
nous avons en commun ce projet, mais il y a fort peu
d’autres choses que je pourrais lui confier. Je me tiens
sur mes gardes. Toi, tu es mon frère, mon ami.
— Qu’est-ce qui te permet de croire que je ne te trahirai pas ?
Elle caressa ma joue.
— Je te connais aussi bien que je me connais moi-même. Nous sommes les deux morceaux d’une étoile
qui s’est brisée, en tombant un jour sur la terre. Tu ne
crois pas à ce genre de chose ? C’est pourtant Dieu lui-même qui me l’a dit.
— Dieu ?
— Il me répond quand je prie.
Elle se redressa sur un coude et me regarda sévèrement.
— Ne me dis pas que tu n’as pas la foi !
— À vrai dire...
— Tais-toi. Tu es un orgueilleux et un ignorant.
Elle sourit puis reposa la tête sur mon épaule. Je la
sentais s’endormir.
— Si l’on nous surprenait ainsi...
— Ma suivante a ordre de ne venir me trouver le
matin que si je l’appelle.
Et elle ajouta en bâillant :
— D’ailleurs, il n’y a rien à craindre de celle-là.
Quelques instants plus tard, elle dormait profondément. Je restai longtemps éveillé, troublé par l’irruption
dans ma vie de cette petite personne si volontaire et si
tendre, si familière et si mystérieuse. J’étais en proie à
des pensées précipitées, sans pouvoir en fixer aucune.
Des sentiments contradictoires se partageaient mon
cœur. Je craignais de la désirer, et ainsi de trahir non
seulement le roi mais la confiance qu’elle plaçait en
moi. En même temps, assez bêtement, je me sentais coupable aussi de ne pas me montrer assez entreprenant ;
n’allait-elle pas prendre ma froideur d’homme pour du
dédain ? Je finis par repousser ces tourments ridicules et
me livrai sans retenue à un complet bonheur. Après
tout, je ne manquais pas d’occasions charnelles et elles
ne m’avaient jamais comblé. Ce dont j’étais privé pardessus tout, c’était d’une amitié comme peuvent en
nouer les couples quand ils sont assortis. Agnès m’apportait une confiance, une vérité, une simplicité dont
j’avais besoin autant qu’elle. Je me laissais gagner par la
volupté de cette relation inattendue et décidai que, quoi
qu’il pût arriver, je préserverais d’abord cette confiance.
Quant au reste, à la forme que prendrait cette amitié...
nous verrions bien !
*
Nous restâmes cinq jours à Beauté, cinq journées et
cinq nuits pendant lesquelles nous nous tînmes constamment l’un près de l’autre. Agnès me parla de tout, de
son enfance, de ses peurs, de ses rêves et moi, pour la
première fois, je pus ouvrir complètement mon cœur à
quelqu’un. Jamais je n’aurais pu révéler à Macé mes
doutes et mes idées bizarres. Agnès comprenait tout. Si
je taisais certaines choses, c’était parce que j’avais la certitude qu’elle les avait déjà comprises.
Ainsi commença l’étrange affection qui,
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