Le Grand Coeur
parviennent jusqu’à lui, je devais m’assurer
du soutien de toute la chaîne des puissances situées sur
cette route : Naples et la Sicile, terres du roi d’Aragon,
Florence et Gênes, le pape, la maison de Savoie pour la
liberté de passage des Alpes.
Si Charles VII prenait le relais et parvenait à étendre
son influence dans ces zones, tant mieux, et j’étais disposé à l’y aider avec tous mes moyens. Mais s’il n’y parvenait pas, je devais conserver mes amitiés propres.
Ainsi, à Gênes, je fis tout très honnêtement pour que
Campofregoso et ses amis pussent tenir leurs engagements. Cependant je ne rompis jamais le fil avec le parti
adverse. Bien m’en a valu d’ailleurs. Car les émigrés
armés par mes soins finirent en effet par s’emparer de
leur ville. Mais ce fut pour déclarer immédiatement
qu’ils n’étaient liés par aucun engagement vis-à-vis du
roi de France. Je tentai loyalement, au cours d’un ultime
voyage, de renverser la situation. J’exhortai le roi à faire
faire mouvement à ses troupes. Campofregoso auraitpris peur et se serait incliné. Mais Charles était occupé
ailleurs et ne suivit pas mon conseil. Gênes était perdue
pour lui. Heureusement, grâce aux amitiés que j’y avais
conservées des deux côtés, avec Campofregoso qui m’aimait bien et savait ce qu’il me devait, comme avec les
partisans de mon ami le roi d’Aragon, je continuais à
faire de plus en plus d’affaires avec cette ville.
Je sais que plus tard, lorsque j’eus à m’en expliquer,
mon opinion ne fut guère comprise. Qu’on ait pu
confondre ma position avec une trahison m’a affecté
plus que les tortures que j’ai subies. À vrai dire, je m’en
voulais à moi-même de ne pas trouver les mots pour
exprimer mes convictions. Pour des hommes encore
imprégnés malgré tout de l’idéal chevaleresque, l’intérêt du seigneur prime tout. Servant Charles VII, j’aurais dû rompre avec Gênes à partir du moment où cette
ville avait refusé de lui faire allégeance. Et il leur était
inconcevable que l’on pût s’entretenir amicalement
avec l’ennemi de son roi. Ces conceptions ont mené
selon moi à trop de malheurs et de ruines pour que l’on
puisse encore s’y conformer. J’ai la conviction — mais
qui la partage ? — qu’un lien supérieur unit tous les
hommes. Le commerce, cette chose triviale, est l’expression de ce lien commun qui grâce à l’échange, la circulation unit tous les êtres humains. Par-delà la naissance, l’honneur, la noblesse, la foi, toutes choses qui
sont inventées par l’homme, il y a ces humbles nécessités que sont la nourriture, la vêture, le couvert, qui
sont obligations de la nature et devant lesquelles les
humains sont égaux.
J’ai fait alliance avec le roi de France pour appuyer
mon entreprise et réaliser mes rêves. Il m’a servi et je l’aiservi. Mais son règne n’a qu’un temps et qu’un lieu
tandis que le grand mouvement des hommes et des
choses est universel et éternel. Voilà pourquoi, tout en
désirant sincèrement favoriser le roi, quand il renonce à
faire ce qui me paraît utile, je m’en charge moi-même,
avec d’autres moyens et d’autres interlocuteurs, parmi
lesquels il se peut que l’on compte de ses ennemis.
*
Il est étrange pour moi d’écrire sur ces grandes
actions quand la vie aujourd’hui m’a privé de tout. Des
orages rôdent au-dessus de l’île et j’ai senti quelques
gouttes tout à l’heure qui traversaient la treille. Je suis
entré dans la maison pour continuer d’écrire. Une idée
m’est venue pendant que je procédais à ce pauvre déménagement. Elle contredit tout ce que je viens d’affirmer.
Je me demande en effet si mes contradicteurs n’ont pas
raison et si la méfiance du roi à mon égard n’est pas
fondée. N’y a-t-il pas en moi un goût inavouable mais
profond pour ce que les autres appellent la trahison et
que je ne vois pas comme un défaut ?
La vérité est que je me sens tout à fait incapable
d’épouser complètement une cause. Ce même mouvement qui avait soulevé mon esprit pendant le siège de
Bourges et qui m’avait permis de tout considérer d’en
haut, comme le ferait un oiseau, est sans doute le trait
le plus caractéristique de ma personnalité. La plupart
du temps, c’est une force, en particulier dans les métiers
de négociation, où se mettre à la place de l’autre est
essentiel. C’est aussi une profonde faiblesse qui
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