Le Grand Coeur
une telle nostalgie et le souvenir d’un sigrand bonheur que je cherchai pathétiquement à le
reproduire. Chaque fois que j’achetais un nouveau
domaine, je m’imaginais y vivre avec Agnès. C’était évidemment une fantaisie de l’esprit. Il n’y avait aucune
raison qu’elle vînt jusqu’à ces coins perdus et humides
de la Puisaye ou du Morvan. Quand même elle aurait
accepté de m’y accompagner, il aurait fallu expliquer au
roi ce que nous allions y faire... Mais, comme un malade
qui écarte toutes les objections que l’évidence lui oppose
et se livre à la volupté de croire qu’il va recouvrer la
santé grâce à un remède providentiel, je saisissais l’occasion de chaque nouvelle acquisition pour rêver d’y vivre
avec Agnès.
Ces songes ne duraient qu’un moment et, tôt ou tard,
s’épuisaient. Il me fallait trouver autre chose, acquérir
un nouveau lieu. Il n’empêche : pendant le temps où
ces chimères opéraient, j’étais heureux. Ainsi, durant les
longs trajets à cheval sur les routes poussiéreuses de la
Provence, pendant les interminables palabres avec les
coquins de Gênes, pendant que j’écoutais gravement les
facteurs me rendre des comptes de leurs opérations,
mon esprit prenait son envol, enroulait autour de lui
comme une étoffe précieuse et chaude le nom interminable et glorieux d’un vieux domaine perdu dans les
forêts que je venais d’acquérir et volait jusqu’à Agnès
pour l’y conduire. Mes interlocuteurs voyaient naître au
coin de mes lèvres un fin sourire qui les déroutait. Loin
de pouvoir imaginer mes pensées, et pour cause, ils prenaient pour de l’ironie ce qui n’était que béatitude. Et,
convaincus que j’avais percé à jour leurs mensonges et
traversé leurs misérables projets, ils se troublaient et
m’avouaient la vérité.
Mais, parfois, quand j’étais de cette humeur, je pouvais aussi entrer dans de grandes colères si mes ordres
étaient discutés, si des griefs m’étaient exposés avec trop
de force, bref si on me contraignait à quitter la douceur
de mes songes pour revenir tout entier dans le présent.
C’est ainsi, sur ces malentendus profonds, que s’approfondit bien à tort ma réputation d’homme habile,
impassible et parfois violent.
Ces réactions me valurent, sans que j’en prisse
conscience sur le moment, des inimitiés durables qui
confinèrent parfois à la haine. Je les découvris bien plus
tard, à l’heure où l’on sonne l’appel des rancœurs et des
blessures inguérissables. Mais ce temps n’était pas venu
et, pour l’heure, tout semblait m’être favorable.
*
Je pus voir à Montpellier et sur la côte du Languedoc
à quel point notre commerce avec l’Orient prospérait.
Désormais, il n’était plus question de placer nos chargements sur les naves des autres. La flotte de nos propres
galées pourvoyait au transport. De nouvelles unités
étaient en construction, car les besoins étaient loin
d’être couverts par les bâtiments existants.
Toute la route du Levant nous était acquise. La mission de Jean de Villages, que j’avais envoyé auprès du
Soudan, avait été un plein succès. Le mahométan avait
signé un traité très favorable à notre commerce dans ses
terres et il adressait de magnifiques présents au roi de
France, pour preuve de son amitié. Lors de mon dernier
séjour à Gênes, j’avais pris acte du retournement de
Campofregoso, qui refusait de tenir ses engagements etde s’allier à la France. Mais l’amitié que j’avais nouée
avec ce gredin, jointe à la confiance que me témoignait
le roi d’Aragon désormais le maître de cette ville, me
donnait l’assurance de pouvoir continuer d’y faire de
fructueuses affaires. J’étais allé voir le roi René en Aix
et il m’avait ouvert sa Provence. Le dauphin et le duc
de Savoie étaient mes clients et oserai-je dire mes obligés. Bref, en peu d’années, les échanges en direction
de la Méditerranée s’étaient affermis. Les soies d’Italie,
les taffetas de Bagdad, les armes de Gênes, le mastic de
Chio, les crêpes de Syrie, les gemmes orientales venaient
par grands convois, jamais suffisants pour satisfaire
les appétits de la cour et les nécessités que les trêves
avaient fait renaître. Et dans l’autre sens, draps des
Flandres et d’Angleterre, fourrures, parures, bijoux
montés partaient vers les cours d’Orient, qui en étaient
avides.
Ces succès me permirent de reprendre place auprès
du roi et
Weitere Kostenlose Bücher