Le Grand Coeur
l’avait connue, comme un assassinat de
sa confiance. Pourtant, cette relation me rendait plus
serein avec le roi, certain que j’étais de disposer avec
Agnès d’un appui bienveillant auprès de lui, qui me faisait moins craindre ses humeurs et l’effet de la calomnie.
De même, je trahissais Macé et toute ma famille. Les
relations charnelles que j’avais égrénées jusque-là
n’étaient que des infidélités du corps. Cette fois, sans
que le corps y participe, c’était mon âme qui abandonnait ma femme légitime et se livrait tout entière à une
autre. Pourtant, de cette trahison procédait une sérénité nouvelle dans ma relation avec Macé. J’acceptais
notre irréductible différence, sa soif de respectabilité,
son amour du paraître. Il devenait inutile pour moi
de désirer ou de regretter tout ce que cette femme ne
m’apportait pas, puisque je le trouvais auprès d’une
autre.
D’ailleurs, cette période fut pour Macé celle de tous
les triomphes. Notre fils Jean avait été présenté au pape
à Rome par Guillaume Juvénal au nom du roi, et le
souverain pontife avait accepté qu’il succède à Henri
d’Avaugour comme archevêque de Bourges. Pour Macé
c’était un double triomphe. Elle tirait une immense
vanité d’une telle élévation, en particulier parce qu’elle
se produisait dans le seul espace qui comptât pour elle :
celui de notre ville.
À peu de temps de là se déroula un autre événement,
crucial pour Macé : le mariage de notre unique fille,
Perrette.
Cet épisode fut l’occasion pour moi d’atteindre de
coupables extrémités, en matière de trahison. Perrette
épousa Jacquelin, le fils d’Artault Trousseau, vicomte
de Bourges, châtelain de Bois-Sir-Amé. Les noces eurent
lieu dans ce château, pour le plus grand bonheur de
Macé. Or, cette même année, le roi, qui en avait fait l’acquisition, avait fait don de cette propriété à Agnès. Bois-Sir-Amé s’est ainsi trouvé par les circonstances au carrefour des deux parties inconciliables de ma vie.
Agnès aimait ce château et nous y fîmes de fréquents
séjours pour y conduire sa restauration, comme nous
l’avions fait à Beauté. Jamais je ne vins à Bois-Sir-Amé sans
y éprouver le bonheur d’une impossible unité. En ce
lieu, et peut-être sur toute la terre, en lui seul, étaient
réunis les souvenirs des deux grands attachements de ma
vie, quoique bien différents l’un de l’autre. Ma femme,
ma fille, tous mes enfants avaient foulé ces mêmes sols
sur lesquels, en été, Agnès courait pieds nus pour venir
m’embrasser. Ainsi le vieux château rassemblait dans
ses murs ce que j’étais incapable de réunir en moi.
Agnès occupait beaucoup mes pensées, même quand
je n’étais pas près d’elle, surtout quand je n’étais pas
près d’elle. Je m’efforçais d’écourter les missions que
le roi me confiait. Cependant l’affaire de Gênes me
retint plus longtemps dans le Midi que je n’aurais voulu
et j’en profitai pour régler des affaires à Marseille et à
Montpellier. Dans ces deux villes, en particulier la dernière, je fis construire des demeures qui, sans égaler la
richesse de mon palais de Bourges, étaient de magnifiques bâtiments. Ce luxe ne m’était pas nécessaire,
d’autant plus que je séjournais fort peu dans ces villes.
Mais il tenait lieu de compensation. En me représentant, en donnant à chacun la possibilité, quand il passait
devant la large porte de mes demeures, de m’imaginer
à l’intérieur, ces grandes maisons tâchaient de faire
oublier mon absence. En vérité, il en allait de même à
Bourges. J’avais offert un palais à Macé pour prix de la
liberté de n’être jamais près d’elle.
Quant à Agnès, je laissai le roi lui offrir des domaines
que j’aurais été bien en peine d’obtenir pour elle. Mais
secrètement, je jouais pour moi seul une étrange
comédie. J’ai déjà dit que j’aimais acheter d’anciens
châteaux forts. Cette dépense inutile n’avait pas cessé
et, depuis que j’avais rencontré Agnès, elle avait même
pris les proportions d’un véritable vice. Je fus étonné
moi-même, au cours de mon procès, de découvrir de
combien de domaines j’étais le maître.
C’est qu’à la passion assez mystérieuse des débuts
s’était substituée une sorte de folie amoureuse qui, pour
être assouvie, exigeait de plus en plus d’offrandes,
comme un dieu cruel. Les séjours à Bois-Sir-Amé avaient
laissé en moi
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