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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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m’a
interdit toute ma vie non seulement de porter les armes,mais même de me comporter comme un loyal combattant. Quand je vois ce pauvre Dunois, tout entier à sa
haine de celui qu’il affronte et qui n’a d’autre choix que
de vaincre ou de mourir, je mesure ma faiblesse. Car,
dans sa position, je serais gagné au moment de l’assaut
par la pensée de mon adversaire. Considérant la justesse
de sa cause et voyant la situation avec ses yeux, je me
demanderais s’il est bien légitime de l’exterminer. Et
dans le temps que je m’interrogerais, je serais déjà
vaincu et mort.
    Si je regarde ma vie ainsi, une évidence m’aveugle. Je
n’ai pas cessé, sans en avoir l’intention, de trahir tout et
tout le monde, jusqu’à Agnès elle-même.
    Selon mon humeur, il m’arrive de ne pas appeler cela
une trahison et de me trouver de bonnes raisons pour
avoir agi ainsi. Mais aujourd’hui que je suis dépouillé de
tout et sans indulgence pour moi-même, je ne me pardonne pas cette lâcheté.
    L’instrument de ma félonie fut le dauphin Louis.
Agnès n’eut pas de plus redoutable ennemi. Elle qui
avait réussi à circonvenir à peu près toute la cour et
jusqu’à la reine savait sinon supprimer la haine dont
elle était l’objet, au moins la rendre inoffensive. Avec
Louis, elle n’y parvint jamais. Il voyait en elle et en Brézé
des obstacles dressés entre le roi et lui, qui confisquaient
le pouvoir auquel il aspirait. Après maints complots
qui l’avaient vu s’associer aux pires ennemis du roi, il
en était venu à échafauder des plans audacieux d’alliances étrangères, pour donner carrière à l’énergie
qu’il ressentait en lui et, peut-être, acquérir une puissance suffisante pour défier un jour le roi son père.
Ainsi était le dauphin, sans cesse occupé à des projetscompliqués desquels le bon sens, au final, n’était pas
absent. Depuis longtemps, nous avions appris à nous
connaître. Je l’aidais financièrement dans quelques-unes de ses entreprises, à condition qu’elles ne fussent
point tournées contre le roi. Il me témoignait son
estime, mais respectait le secret de nos relations, pour
ne pas me compromettre. J’espère que, quand il sera
roi, il aura à cœur d’épargner ma pauvre famille.
    Finalement, le premier jour de janvier de cette nouvelle année 1447, il jugea que tout était perdu et fit un
éclat. J’ignore ce que son père lui avait dit. En tout cas, il
partit pour ses terres du Dauphiné et, à ce jour, il n’en
est pas revenu. De là-bas, il n’a cessé de s’attaquer à
Agnès et à Brézé. Si la situation avait été inverse, je suis
bien certain qu’Agnès aurait fait de mon ennemi son
ennemi et se serait violemment opposée au dauphin.
Mais moi, toujours incapable de cette entièreté de sentiments qui donne leur certitude aux combattants et les
délivre du doute, je conciliai les contraires, je tentai de
réunir les ennemis et, pour finir, avec le recul du temps,
je me rendis infidèle à l’un comme à l’autre. Louis
ignora toujours la nature de mes liens avec Agnès et ne
les devina même pas. Quant à elle, je ne sais ce qu’elle
aurait pensé si elle avait su que je continuais d’entretenir d’étroites relations avec son pire ennemi.
    On peut voir dans mon attitude une simple logique
commerciale. Le Dauphiné est situé sur la route de la
Méditerranée et de l’Orient. En intervenant discrètement contre l’avis du roi pour faciliter le remariage de
Louis avec la fille du duc de Savoie, je me faisais deux
alliés essentiels et ouvrais la voie des Alpes à nos marchandises orientales.
    Pourtant, si je suis tout à fait sincère, et dans la position où je me trouve aujourd’hui, je n’ai d’autre choix
que de l’être, je devrais dire que ma fidélité secrète
au dauphin ne procéda jamais d’un calcul mercantile.
Je suis sujet à des attachements personnels profonds
que rien n’explique ni parfois n’excuse. L’antagonisme
d’Agnès et de Louis ne me parut pas une raison suffisante de briser notre amitié. Il est des fidélités qui
conduisent à la trahison.
    Il faut dire qu’à cette époque, depuis ma rencontre
avec Agnès, la duplicité marquait toute mon existence.
Elle était d’autant moins haïssable que c’était sur elle
que reposait mon bonheur. Je trahissais le roi, en entretenant avec sa maîtresse une relation qui, pour ne
pas être celle d’un amant, n’aurait pas manqué de lui
apparaître, s’il

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