Le Grand Coeur
ecclésiastique avance, lui,
sous le masque de l’humilité. Il n’agit ni ne frappe
jamais sans invoquer la soumission de celui qui l’exerce
à une force supérieure dont il feint d’être l’esclave. En
somme, en face d’un religieux, on ne sait pas à qui l’on
a affaire : un maître ou un serviteur, un faible ou un
fort. Toutes les affaires, en ces matières, sont incertaines,
secrètes, et recèlent des pièges cachés que l’on découvre
en sentant ses pas se dérober.
Je m’étais toujours gardé de m’y aventurer. Certes, à
peine nommé à l’Argenterie, j’avais pris part, à Bourges, à
l’assemblée qui avait préparé la Pragmatique Sanction.
Depuis qu’il avait quitté Avignon pour revenir à Rome, le
souverain pontife était devenu pour le roi de France une
puissance étrangère dont il ne pouvait tolérer l’intervention dans les affaires intérieures du royaume. Le roi, par
la Pragmatique, affirmait sa souveraineté sur l’Église de
France et la soustrayait aux abus du pape. J’étais en
accord avec Charles sur ce point. Ce texte était un des
moyens, avec la lutte contre les princes et la réforme des
finances, de donner au roi un véritable pouvoir sur son
pays. Mais je ne pouvais aller trop loin dans le soutien
que j’affichais aux initiatives du roi, sous peine de
mécontenter le pape de Rome, dont j’avais besoin pour
mes affaires. J’obtenais en effet régulièrement de lui, par
l’entremise de mon frère Nicolas, les dispenses qui m’autorisaient à commercer avec les musulmans.
Les querelles religieuses s’étaient encore compliquées
lorsque le concile, réuni à Bâle, prétendit réduire les
pouvoirs du pape et limiter ses excès. On ne pouvait que
souscrire à ce louable programme.
Hélas, ce concile avait poussé la révolte si loin qu’il
avait fait élire un autre pape. Le vieux schisme ressuscitait. Je m’étais dit que, décidément, il n’y avait rien à
attendre de ces clercs. Il se trouvait que je connaissais
bien l’antipape de Bâle puisqu’il n’était autre que l’ancien duc de Savoie, avec lequel j’étais depuis longtemps
en relation d’affaires. C’était un homme pieux et
humble, qui avait abdiqué pour aller s’enterrer dans un
monastère. Les circonstances avaient voulu que cette
paix ne lui fût pas accordée. Les délégués du concile
étaient venus le tirer de sa retraite pour lui annoncer
qu’il était pape. Avec lui, au moins, la fonction était
occupée par un homme de foi et d’une grande probité.
Charles le vit comme un moindre mal et je lui donnai
raison, d’autant plus que le pape de Rome à l’époque
était sans scrupule ni moralité. Néanmoins, dans nos
affaires italiennes, entre l’Italie du Nord où la France
prétendait jouer un rôle et le royaume de Naples perdu
par les Anjou, il était capital que s’affermisse le pouvoir
d’un pape sur ses États et que ce pape nous fût favorable.
Pour ces raisons, il apparut au roi, en plein accord
avec moi, qu’il fallait en finir pour de bon avec le
schisme et renvoyer le malheureux duc devenu antipape dans le monastère dont il n’aurait jamais dû sortir.
Je tentai une première ambassade à Lausanne. Le vieux
duc ne demandait qu’à se laisser convaincre, mais il était
entouré par une cour de chanoines et de clercs qui ne
voulaient rien entendre. Ils étaient trop habiles à la
controverse scholastique pour que je prenne le risque
de me mesurer à eux sur ce terrain. Je rentrai bredouille.
Mais peu après, la situation avait changé. Un nouveaupontife romain était élu, sous le nom de Nicolas V.
C’était un homme cultivé et raisonnable. La majorité
des cardinaux reconnaissait son autorité, tandis que
le concile de Bâle s’était discrédité par ses outrances
et son entêtement. Cette élection décida Charles à agir.
Pour cela, il me chargea de négocier une fois pour
toutes avec les deux papes, sans lésiner sur les moyens
financiers qui permettraient de les convaincre. Et, pendant que je mènerais à bien cette diplomatie secrète, il
enverrait à Rome une ambassade classique. Elle aurait
pour mission de saluer le nouveau souverain pontife et
ainsi de proclamer à la face du monde vers où allait la
préférence du roi de France. L’antipape comprendrait
que son principal soutien lui faisait désormais défaut.
Pour que le message fût clair et sans ambiguïté, il fallait
frapper un grand coup. L’ambassade romaine serait si
brillante, si
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