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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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nombreuse, si fastueuse, que son écho résonnerait dans toute la chrétienté. Je devais voyager en
même temps que cette ambassade et mon premier rôle
était de fournir les moyens pour qu’elle eût l’éclat
désiré.
    *
    Agnès, qui me voyait toujours partir avec tristesse et
me le faisait savoir, eut une réaction bien différente
quand elle apprit que j’allais à Rome. Je connaissais sa
dévotion, qui se manifestait par de luxueuses offrandes
à ses paroisses. Mais j’ignorais jusqu’à quel point sa foi
était sincère et nous n’en avions jamais parlé. À l’occasion de cette ambassade, je découvris la profondeur de
sa piété. L’ardeur religieuse d’Agnès n’avait rien à voiravec celle de Macé. L’ostentation n’y prenait aucune
part, même si ses bienfaits à l’Église, compte tenu de
sa position à la cour, étaient des événements publics.
La collégiale de Loches avait reçu plusieurs de ses
offrandes, en particulier le retable d’or qui contient le
morceau de la vraie croix rapporté des croisades.
    Cependant, Agnès ne prenait aucun plaisir à voir ses
gestes devenir publics. Tous ses efforts consistaient au
contraire à conserver le secret autour des actions de
charité ou de piété dont elle prenait l’initiative. La
prière était pour elle un domaine intime. Elle y laissait
remonter ses douleurs, ses remords et ses peines. Je le
sus par la suite. Mais sitôt sortie de ses tête-à-tête avec
Dieu, seule ou dans des messes privées auxquelles personne d’autre ne prenait part, elle revenait à la cour
et ne montrait que gaieté et bonne humeur. Contrairement à Macé, elle fuyait la société des prélats sinistres et
se montrait le moins possible aux grand-messes.
    Quand elle sut que j’allais voir le nouveau pape, elle
me chargea en rougissant d’une mission privée. Elle
le fit devant le roi, afin qu’il sache qu’elle me l’avait
demandé. Mais comme nous eûmes l’occasion peu
après de nous retrouver pour trois longues journées à
Bois-Sir-Amé, elle m’expliqua ensuite seul à seul ses
raisons.
    Son ambition était simple : Agnès souhaitait obtenir
du pape la grâce de posséder un autel portatif. Un tel
instrument, muni de ses accessoires, ciboires, patères,
burettes, etc., permet au fidèle de faire célébrer la messe
en dehors des lieux consacrés. Comme toujours chez
Agnès, cette demande était à la fois la preuve d’un
immense orgueil et d’une grande modestie. Il fallait del’audace à une jeune fille de vingt-quatre ans, qui avait
pour toute illustration le seul fait d’être la maîtresse
d’un roi, pour solliciter une faveur dont seuls quelques
hauts personnages s’étaient jusque-là rendus dignes.
Mais cette intention n’était pas pour paraître, bien au
contraire. Agnès ne souhaitait donner aucune publicité
à cette faveur, si elle lui était accordée. Tout au contraire,
elle lui permettrait de vivre sa foi dans un retrait plus
complet du monde.
    Quand nous fûmes seuls, je l’interrogeai plus avant
sur ces pratiques. Elles m’étaient à ce point étrangères
qu’il m’était impossible de les croire sincères. J’étais surtout avide de comprendre. Agnès vivait dans un évident
péché, semblait mettre beaucoup de liberté à user de
son corps et à entretenir des affections telles que la
nôtre, dont l’Église aurait eu du mal à qualifier la nature
et encore davantage à autoriser la pratique ; comment
pouvait-elle donc épouser les rituels d’une religion aux
principes de laquelle elle obéissait si peu ? Ainsi, pendant deux longues soirées, assis côte à côte, les jambes
entrecroisées et mon bras passé autour de son épaule,
nous parlâmes de Dieu.
    Loin de la contredire et plus encore de me moquer
d’elle, j’écoutais longuement ses raisons de croire ou
plutôt je recueillis l’évidence qu’elle était habitée par
un genre de foi qui, précisément, se déploie hors de la
raison et même contre elle. Le Christ était à ses yeux
une sorte de compagnon qui, tout à la fois, la protégeait
et l’appelait dans son martyre. De là venait en elle ce
mélange d’insouciance et de tragédie, d’aptitude inouïe
au bonheur de l’instant et de certitude résignée que la
faveur du destin lui serait comptée au plus juste. Jésuslui apportait des épreuves pour l’aider ensuite à les vivre
avec joie.
    Ce fut aussi la première fois que nous parlâmes sans
détour de ses sentiments pour le roi. Elle avait

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