Le Grand Coeur
donc d’Agnès. Je redevins très assidu au
Conseil. Charles se montrait content de me voir. Il était
surtout reconnaissant que je puisse satisfaire toutes
ses demandes et ne me comptait pas ses bienfaits. Il
m’avait aidé à construire ma flotte de galées. Il m’avait
nommé commissaire aux états du Languedoc, et les
contributions de ces états m’avaient enrichi au-delà
des sommes que je remettais au roi. Pour manifester
son contentement, le roi, tous les bienfaits déjà acquis,
me nomma cette année-là Collecteur des Gabelles.
Nos relations étaient de mutuel profit. En me confiant
une charge, il savait que je la ferais fructifier. Et moi, en
toute affaire, je comptais la part que, sous une forme
ou une autre, je devais réserver au roi. Tout allait pourle mieux et je ne souhaitais que de voir la situation se
prolonger sans changement.
Hélas, la satisfaction du roi à mon égard, si elle eut
des effets flatteurs, contraria aussi ma quiétude, car il
me renvoya en Italie. Il avait apprécié mon intervention
dans l’affaire de Gênes, même si elle s’était soldée par
un échec. Charles commençait à comprendre ce que
devait être une ambassade. Jusque-là, il avait été encore
trop marqué par l’influence des princes. Pour ces grands
seigneurs, représenter un roi suppose de rassembler
une troupe d’évêques et de maréchaux, des hommes
portant grands noms et raidis par l’importance qu’ils
s’accordent depuis toujours à eux-mêmes. Le résultat
était en général catastrophique. Ces personnages considérables n’écoutent personne, ont le plus grand mal
à s’entendre entre eux et finalement se font rouler
par le premier venu si, comme il est souvent d’usage
aujourd’hui, ils ne sont pas reçus par des hommes aussi
nobles qu’eux mais plutôt par des gredins.
Avec moi, le roi avait fait l’expérience d’une autre
méthode. À Gênes, je parlais avec tout le monde et sans
préalable de protocole. J’usais avec mes interlocuteurs
de la nouvelle langue universelle, qui avait, hélas, remplacé les codes de la chevalerie, à savoir : l’argent.
Acheter les uns, payer les autres, promettre à celui-ci,
faire crédit à celui-là, voilà un langage que chacun comprend. De même que Charles avait gagné face aux
Anglais en abandonnant les méthodes de la chevalerie
et en usant d’armes de vilains, de même il entendait,
surtout avec la poussière de petits États que l’on rencontre vers la Méditerranée, se doter d’une diplomatie
nouvelle. Et, malheureusement pour ma tranquillité, ilen fit de moi l’instrument. L’affaire qu’il me confia était
autrement plus complexe que celle de Gênes puisqu’il
s’agissait du pape.
Je n’ai jamais eu grand appétit pour les questions de
religion. À l’époque de mon enfance, le schisme avait
multiplié les papes. La place était si bonne qu’ils étaient
deux, voire trois, à prétendre l’occuper. Ma mère avait
beaucoup souffert de ces turpitudes papales et elle priait
pour que l’Église retrouve son unité. Mon frère s’y
consacrait, en arpentant les couloirs romains. Moi, je
nourrissais une pensée insolente et secrète. Je peux la
livrer aujourd’hui sans craindre qu’elle me fasse plus de
tort que je n’en ai déjà subi : je me disais que Dieu était
le mieux placé pour mettre de l’ordre dans ses propres
affaires. S’il n’était pas capable de décider qui le représenterait sur cette terre, c’était qu’il ne jouissait sans
doute pas de la toute-puissance qu’on lui prêtait. Par la
suite, j’ai toujours sacrifié aux usages de la religion mais
sans y voir autre chose qu’une obligation.
Macé a toujours compris, quoique nous n’en eussions
jamais parlé, que je ne partageais pas sa foi et elle ne
m’en a nullement tenu rigueur. Ce qu’en revanche elle
ne me pardonnait pas, c’était ma méfiance pour les prélats. De toujours, elle était fascinée par leur onction
dévote, leur autorité sereine, et séduite par leur sens de
l’apparat et du luxe. Le fait que leurs dépenses fussent
décidées au nom de Dieu les justifiait et ôtait à Macé les
derniers scrupules qu’elle pouvait avoir d’être sensible à
leur ostentation.
J’aime, moi, le pouvoir tout brut et que rien ne dissimule, celui des rois ou des riches négociants. Cette puissance-là, au moins, dit son nom. Elle se donne pour cequ’elle est et à chacun revient de juger ce qu’il compte
faire face à elle. Le pouvoir
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