Le Grand Coeur
les recommandations de son conseil, décidait des proportions à tenir pour nos alliages. Dans une
certaine quantité d’argent, qui, chacun sait, se compte en
marc, nous étions tenus de fondre un nombre déterminé
de pièces. Si l’alliage était plus fort, nous en produisions
moins ; si sa teneur était plus réduite, les pièces, de
moindre valeur, étaient plus nombreuses pour un marc.
La salle où se fondaient les alliages était le cœur de
notre activité. Ravand y officiait en personne, muni de
trébuchets et de mortiers. Un seul homme suffisait à
l’assister. C’était un vieil Allemand maigre et couvert
de dartres. Il avait respiré pendant tant d’années les
vapeurs méphitiques du mercure, de l’antimoine et du
plomb, qu’il en était intoxiqué. Il mourut d’ailleurs peu
de mois après.
Ravand m’a tout enseigné, avec patience et enthousiasme. Au début, j’étais grisé par cette aventure. Le feu
rouge des forges, l’or chaud qui ronronnait dans les
creusets de marbre, le brillant de l’argent pur et sa capacité à résister à l’altération par les autres métaux, en leur
imposant, même en forte minorité, sa couleur et son
éclat, tout cela faisait battre, dans le corps anémié de
notre ville, un cœur nouveau. De lui, partaient ces flots
de monnaies qui allaient ensuite circuler dans tout le
royaume et au-delà. J’avais le sentiment d’être le détenteur d’un pouvoir magique.
Il ne me fallut pourtant que quelques semaines pour
découvrir la vérité. Elle était moins brillante que les
pièces neuves qui tintaient en tombant dans nos coffres.
L’ampleur de notre activité dissimulait la petitesse de
nos méthodes. Car il y avait, au cœur des secrets de
fabrication que me révélait Ravand, un autre secret,
mieux gardé encore : nous trichions. Quand le roi nous
commandait de fondre vingt-quatre pièces au marc,
nous faisions trente. Nous livrions les vingt-quatre pièces
commandées et conservions le reste pour notre profit.
C’était simple et très rentable.
Curieusement, je n’avais jamais été jusque-là en
contact avec le crime. Mon père avait toujours mis un
point d’honneur à ne pas voler sur la marchandise des
clients qui, pourtant, ne l’en soupçonnaient pas moins.
Tout le monde aurait d’ailleurs trouvé normal qu’il s’enrichisse de cette manière. Lui tirait satisfaction de ne
jamais vendre son travail qu’au juste prix. Son profit
était purement moral et sa seule récompense, l’orgueil
de savoir qu’il était un honnête homme. Quant à Léodepart, il était trop riche pour courir le risque d’employer
des méthodes crapuleuses. En somme, j’avais idée que
les moyens déshonnêtes étaient des expédients auxquels
seuls les pauvres ou les gagne-petit avaient recours. Voilà
que Ravand me révélait un autre monde : on pouvait
traiter de grandes affaires, fondre la monnaie d’un
royaume et cependant continuer à se livrer aux misérables pratiques des filous de la plus basse extraction.
Je finis tout de même par m’en étonner : il m’expliqua que cet usage était courant. Grâce à Ravand, je
découvris la guerre que se livraient les monnayeurs qui
œuvraient dans les régions voisines. À Rouen ou à Paris,pour le compte de l’Anglais qui prétendait régner,
comme à Dijon chez le duc de Bourgogne qui ne dépendait de personne sur ses terres immenses, les pièces fondues étaient volontairement d’un titre très bas. Quand
elles passaient chez nous, dans les domaines fidèles au
roi Charles, elles étaient échangées contre les nôtres,
beaucoup plus riches en métal fin. Avec ces pièces
fortes, les marchands repassaient dans les autres zones
et s’enrichissaient à nos dépens. À fondre des pièces
trop titrées, nous appauvrissions le royaume et laissions
passer les précieux métaux chez les princes qui combattaient notre roi. Ravand était parvenu à me convaincre
qu’en nous enrichissant à ses dépens par la fraude, nous
rendions service au roi qui nous avait confié cet emploi.
Je le crus jusqu’à cette après-midi de printemps au
milieu de laquelle un détachement de dix hommes
d’armes du roi vint nous saisir dans notre atelier et nous
jeter en prison.
Ravand accueillit cette décision avec une grande sérénité. J’apprendrais par la suite, et trop tard, qu’il avait
été inquiété à de nombreuses reprises. C’était pour
échapper à une lourde condamnation qu’il avait fui
Rouen et était
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