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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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meilleure. Il avait obtenu
notre élargissement en payant les gens du roi. Notre
seule faute, à l’entendre, avait été d’oublier quelques
personnes bien placées quand nous distribuions des
pots-de-vin. Il tâcha de nouveau de me convaincre que
l’affaiblissement de la monnaie était une affaire profitable pour beaucoup de monde. Nous en étions les premiers bénéficiaires, mais tous ceux que nous rétribuions
pour fermer les yeux, à commencer par les princes,
mangeaient à cette table. Je retins la leçon par la suite.
    Pour l’heure, je restai cependant persuadé d’avoir
commis une grave faute et d’avoir péché tout à la fois
par manque d’honneur et par médiocrité. Avec le recul,
je peux dire que cette conclusion me sauva. Elle me
donna l’énergie pour envisager une solution radicale.
Sans elle, je n’aurais pas arrêté si facilement ma décision. Au lieu de quoi, je restai fidèle au serment que je
m’étais fait à moi-même, dans le silence de ma geôle :
sitôt sorti, je partirais.
    La nécessité du départ n’était pas seulement le fruit
de la honte que je ressentais. Elle venait de bien avant
et même, je m’en rendis compte, de toujours. Du plus
loin que je me souvinsse, j’avais toujours voulu quitter
cette terre où la naissance m’avait jeté, la grisaille, la
peur, l’injustice qui y régnaient. La malédiction du roi
fou continuait malgré sa mort de s’abattre sur le pays.J’appris, pendant que j’étais prisonnier, qu’une nouvelle manifestation de cette déraison était récemment
apparue. Mes geôliers me racontèrent qu’une fille de
dix-huit ans, sans illustration et sans lettres, simple bergère en un village des confins de l’Est, s’était recommandée de Dieu pour sauver le royaume. Et que le souverain, acculé à la défaite et sur le point de perdre
Orléans, avait mis cette dénommée Jeanne d’Arc à la
tête de ses armées. La folie du père avait certainement
gagné le fils, pour en arriver à convoquer des succubes
et à leur confier le sort du royaume...
    Fuir cette folie ! Ne plus être enchaîné au sort de ce
pays ravagé par ses délires. La chevalerie était sortie du
cadre ancestral qui lui avait assigné jadis un rôle sage, en
parts égales avec le laboureur et le prêtre. Désormais la
force n’avait plus ni limite ni raison.
    J’en savais assez pour connaître une issue. Cet Orient
que j’avais depuis longtemps entrevu, j’avais appris par
quels chemins on pouvait le rejoindre. Ce fut peut-être le
seul profit de ces premières années que de m’avoir fait
recueillir d’innombrables récits de voyageurs. J’avais eu
beau, pendant ces temps paisibles, ne pas imaginer autre
chose que de m’enraciner là où j’étais, une part de moi
continuait sa quête de l’inconnu. Le léopard entrevu
jadis ne s’était réincarné ni dans Léodepart ni dans l’or
fondu de Ravand. Il continuait de m’indiquer la route de
l’Arabie. Plus rien ne me retiendrait de m’y engager.
    *
    Après l’épreuve de mon incarcération, Macé dut subir
celle de mon départ. J’y avais longuement pensé. Lanécessité où je me voyais de partir ne souffrirait aucun
obstacle et j’étais bien déterminé à les briser tous. Le
plus difficile à lever fut pourtant celui que ma femme et
mes enfants m’opposèrent en silence. Pas un instant
Macé ne marqua sa contrariété ni son chagrin de me
voir l’abandonner pour un voyage qui pouvait être sans
retour. C’était une des grandes qualités de cette femme
que de porter attention non pas seulement à l’amour,
mais à celui qui en était l’objet. Macé m’aimait heureux.
Elle m’aimait libre. Elle m’aimait vivant et vibrant de
projets et de désirs. Depuis longtemps, je lui parlais de
l’Orient. Je lui en parlais le soir, au printemps, pendant
les promenades que nous faisions à la campagne, au
bord des étangs. Je lui en parlais au creux de l’hiver noir
et boueux, dans l’air froid duquel retentissait le bourdon
lugubre de la cathédrale. Je lui en parlais comme d’un
rêve qui avait traversé mon enfance, mais que je m’étais
accoutumé à considérer comme devant à jamais rester
dans les limbes de l’imagination. Il est bien possible que
je lui aie communiqué ma passion. C’était, je l’ai dit,
une femme silencieuse, attentive aux autres, avec cette
réserve, ce détachement, ce regard lointain qui montraient combien elle était absorbée, en elle-même, par
toutes sortes de

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