Le Grand Coeur
arrivé chez nous.
Pour moi, cet emprisonnement fut une épreuve violente. Le plus dur fut la honte, bien sûr. On cacha le fait
à mes enfants, mais ils trouvèrent des réponses aux
questions qu’ils se posaient auprès de leurs camarades
de jeu. J’étais désespéré de savoir que toute la ville
me regarderait comme un voleur. Je devais comprendre
bien plus tard que, tout au contraire, cette épreuve avait
ajouté au prestige dont je jouissais. Aux yeux de la plupart, c’était comme si j’avais subi une initiation : ellem’avait permis de regarder en face et de tout près le
soleil noir du pouvoir, de capter sa chaleur et de lui ravir
ses secrets. Les dégâts furent plus considérables avec ma
belle-famille. Pour mon beau-père, en m’alliant à un
étranger, j’avais déjà commis une imprudence. Avec
mon emprisonnement, cette imprudence devint une
faute. J’étais persuadé qu’il me serait difficile, pour ne
pas dire impossible, de reprendre en sortant, si je sortais
jamais, une place honorable dans une ville qui avait
assisté à ma souillure et à ma chute. Je ne concevais
désormais l’avenir que dans la fuite.
Quant à l’inconfort de la détention, je le supportais
mieux que les scrupules moraux qui me tourmentaient.
On m’avait conduit dans une cellule du palais ducal.
Elle était, comme il se doit, sombre et humide. Mais
j’avais eu mon content, depuis ma naissance, d’obscurité et d’humidité, en sorte que la prison m’apparut
être un simple prolongement de mon destin de grisaille
et de pluie. Le dénuement ne m’apporta aucune souffrance, tout au contraire. Je pris conscience que le
confort, la richesse de la chère et des vêtements, l’assistance d’une nombreuse domesticité, tout ce à quoi je
croyais tenir m’encombrait et ne m’était pas nécessaire.
La prison fut pour moi une expérience de liberté.
On me traita bien ou pas trop mal. J’étais seul dans
ma cellule. Je disposais d’une table et d’une chaise. On
me laissa écrire à Macé et même prendre des dispositions pour mes affaires. J’avais surtout beaucoup de
temps pour méditer et fis un bilan lucide de ces premières années de mon âge adulte.
J’avais atteint déjà la trentaine. Peu de moments émergeaient des dix années qui venaient de passer, en dehorsdes instants de bonheur, comme la naissance de nos
enfants ou certaines heures passées à la campagne avec
Macé. Il nous était arrivé à quelques reprises de partir
seuls, à cheval, dans cette couronne de villages qui
entourait la ville et que l’on nommait la septaine. C’était
un peu imprudent, car aucun lieu n’était sûr en ce
royaume. Des bandes pouvaient avancer jusqu’à nos faubourgs. Mais nous aimions ce danger qui était, somme
toute, mesuré. Mon beau-père nous avait légué une
maison de campagne au milieu d’un bois de bouleaux,
où nous laissions un couple de gardes. Nous allions nous
y aimer et dormir.
Le reste de ces années ne m’avait laissé aucun souvenir
marquant. C’était la preuve cruelle de ce que mes désirs
et mes actes avaient été de peu d’ambition. Je n’avais
entrepris et espéré que de petites affaires, à la mesure de
notre petite ville. Capitale par défaut d’un roi sans couronne, cette cité jouait à avoir de l’importance et, en
cela, je lui étais semblable. Même mon association avec
Ravand, sur laquelle j’avais fondé de grands espoirs,
n’était qu’une chimère. La réalité avait des couleurs
moins brillantes : nous étions de petits escrocs. Nous
tirions un profit personnel d’une trahison. Nous étions
chargés d’une mission et nous la remplissions volontairement mal. Ce faisant, nous ne spoliions pas seulement
le roi, mais tout le peuple. J’avais eu connaissance des
travaux d’un moine, Nicolas Oresme. Il avait démontré
que la mauvaise monnaie affaiblit le commerce et ruine
un royaume. Ainsi nous n’avions pas seulement tenté
de nous servir en prélevant sur la richesse commune.
Nous avions brisé les roues du chariot que l’on nous
demandait de conduire. Nous étions des misérables.
Heureusement pour moi, Ravand était enfermé dans
une autre cellule et nous n’avions aucun contact. Cela
me permit de réfléchir par moi-même et d’établir cette
conclusion avant qu’il puisse m’influencer. Car en sortant, je le trouvai souriant, plein d’optimisme et prêt à
recommencer. Selon lui, la situation était plus complexe
que je ne la voyais et bien
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