Le Grand Coeur
de
change au fond de notre cour et disposais d’une pièce
forte pour y ranger les valeurs. On me consultait dans
les plus grandes maisons de la ville. Nombre de nobles
s’étaient assez humiliés devant moi pour que nul n’osât
plus imaginer me traiter autrement qu’avec respect.
J’accomplissais très scrupuleusement mes devoirs de
chrétien mais sans y voir autre chose qu’un usage obligatoire. Il ne me serait pas possible de dire quand je cessai
de croire en Dieu. À vrai dire, dès notre escapade pendant le siège de Bourges, j’adressais mes prières à une
force supérieure que je ne situais pas dans les images
habituelles du Christ ou de Dieu le père. Il me semblait
qu’on ne pouvait communiquer avec cette puissance
invisible que par des moyens rares, indicibles et réservés
à quelques-uns. Il était impossible, par exemple, qu’un
imbécile comme Éloi, avec ses airs de fier-à-bras, pût
communiquer avec Dieu et avoir seulement une idée de
son existence, quand bien même il passait ses dimanches
matin, vêtu d’une aube trop petite pour lui, à enchaîner
autour des prêtres de la cathédrale plus de génuflexions
que la liturgie n’en exigeait.
La piété de Macé m’émouvait plus, sans me convaincre
davantage. Je la voyais passer de longues heures à genoux,le visage entre les mains dans des attitudes de prière.
Mais ces images qu’elle vénérait, en particulier une
Sainte Vierge en plâtre peint qui avait été moulée pour
elle à partir d’une statue de la Sainte-Chapelle, étaient
platement humaines, inertes, malgré le talent des
artistes. Il me paraissait évident qu’en dépit de ses
efforts, Macé ne pouvait communiquer par ce moyen
avec aucune des véritables puissances qui irradiaient
leur volonté à notre monde. En revanche, quand nous
parlions, je reconnaissais en elle cette indépendance des
rêveurs, cette intuition savamment cultivée, qui procède
de la fréquentation des réalités invisibles, des forces surnaturelles.
Je ne conserve pas de ces années un souvenir très
détaillé. Elles forment, dans ma mémoire, comme un
bloc coulé dans un alliage composé en parts égales de
routine et de bonheur. Les enfants naissaient et grandissaient. La maison en était pleine. Ils étaient bien nourris
et choyés. Je gagnais honnêtement ma vie, sans que le
périmètre de mes affaires dépassât de beaucoup notre
ville et ses environs. Les nouvelles qui venaient du
dehors nous faisaient bénir chaque jour le sort heureux
qui nous tenait à l’abri de la guerre, de la famine et de la
peste. Nous percevions les échos assourdis du combat
opposant le roi Charles et l’Anglais qui prétendait, à
Paris, régner sur la France. La Loire et ses deux rives
formaient la frontière entre les deux domaines royaux.
Par moments, la paix semblait proche, mais le temps
que nous l’apprenions, la bataille avait déjà repris
quelque part.
Pour parler net, la situation allait de mal en pis. Avec
mon petit commerce de monnaie, ma petite fortune etma petite famille, je ne pouvais espérer qu’une prospérité relative, locale et provisoire. Nous étions à la merci
du moindre retournement de circonstances. Je m’étais
accommodé de la situation telle qu’elle était ; ma seule
ambition était de continuer d’y occuper une place
modeste et confortable. En apparence, j’avais renoncé à
changer le monde et plus encore à en découvrir un
meilleur.
Ces idées d’enfance n’avaient pourtant pas disparu.
Elles étaient enfouies dans ma tête et parfois revenaient
me tourmenter. C’était à elles, certainement, que je
devais ces migraines qui me saisissaient de temps en
temps. Des couleurs vives brillaient devant mes yeux et,
quelques instants plus tard, la moitié de mon crâne battait comme un bourdon de cathédrale. Je sais aujourd’hui que c’était un signe. Mes espoirs et mes rêves
se rappelaient bruyamment à moi, sous la forme de
ces éclairs. Ils déchiraient la toile des choses simples et
familières qui m’entouraient. Le léopard pouvait
encore, si je l’y aidais, bondir hors de son sac.
Longtemps, je ne compris pas ces appels. Quand survint la catastrophe, je n’eus plus la possibilité de les
ignorer.
*
J’avais conservé mes amis d’enfance. Ils étaient mariés
pour la plupart. Leurs enfants jouaient avec les miens.
L’ordre subtil qui s’était installé autrefois entre nous, à
la faveur de notre équipée pendant le siège, continuait
de me
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