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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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pensées et d’images qu’elle ne livrait
pas.
    Quand je lui déclarai, en sortant de prison, que je partirais le mois suivant pour l’Orient, elle me caressa le
visage, plongea son regard dans le mien et eut un sourire qui, à aucun moment, ne parut douloureux. Je me
demandai même un instant si elle n’allait pas me proposer de m’accompagner. Mais nos enfants la retenaient
et elle n’était pas de ceux qui veulent à toute forcemettre leurs rêves à l’épreuve du monde. Certainement,
elle m’enviait et elle était trop avisée pour ne pas savoir
que mon absence la ferait souffrir. Très profondément,
je suis pourtant convaincu qu’elle était heureuse pour
moi.
    Nous préparâmes mon voyage en secret. Il ne fallait
pas alarmer les enfants, ni provoquer d’émoi dans la
famille. Pour préserver l’avenir, Macé me pressa de ne
pas susciter non plus d’inquiétudes supplémentaires
parmi nos relations d’affaires.
    Nous avions débattu ensemble sur le point de savoir
en quel équipage je devais voyager. Elle était favorable
à la présence d’une garde armée à mes côtés. Néanmoins, les récits de voyageurs que j’avais recueillis me
portaient à croire qu’en suivant les routes du Puy-en-Velay puis en rejoignant la grande vallée du fleuve
Rhône jusqu’à Narbonne, je n’avais guère à craindre. Il
est vrai que des bandes d’écorcheurs passaient parfois
par là. Mais une escorte était plutôt de nature à attirer
leur convoitise, sans pour autant être en mesure de me
protéger de leurs assauts. Un modeste commerçant
allant rendre visite à un parent serait une proie de
moindre intérêt. Je partis donc avec un valet pour seule
compagnie. J’allais à cheval, sur une bête robuste mais
rustique, à vrai dire plutôt un animal de charge qui, lui
non plus, n’attirerait pas l’œil des voleurs. Gautier, mon
domestique, trottait derrière sur une mule.
    Nous sommes partis au petit jour, la semaine qui suivit
Pâques. Les fêtes de la résurrection emplissaient les
cœurs d’optimisme. Quoique le mien n’eût jamais
été très ouvert à la foi, je ressentais la gaieté générale
comme un présage favorable. Le temps de la résurrection est aussi celui du printemps. L’allongement des
jours, la pureté des couleurs, la montée de la sève
auraient pu être autant de raisons pour me retenir. Ils
me firent l’effet inverse et m’encouragèrent à me mettre
en route. Les enfants finirent par apprendre que je partais, mais ils étaient trop jeunes pour mesurer la quantité de temps pendant laquelle ils seraient privés de ma
présence. Macé et moi nous étions fait de longs adieux
pendant cette dernière nuit. Je fis des promesses de prudence et d’amour auxquelles elle répondit par des serments tout semblables.
    À midi, Gautier et moi nous arrêtâmes pour rompre
le pain, sur le bord d’un chemin droit qui filait vers le
sud. Nous ne nous étions pas encore retournés. Quand
nous regardâmes vers la ville, nous découvrîmes qu’elle
avait déjà disparu derrière l’ondulation des champs couverts de froment en herbe. Seules les tours de la cathédrale étaient encore visibles. De tout le voyage, ce fut le
seul moment où je m’abandonnai à des larmes.
    La suite, à travers les montagnes de l’Auvergne, fut
tranquille et belle. Ces régions n’étaient pas aussi éprouvées que le nord du pays, là où l’Anglais s’était battu.
Elles avaient été seulement traversées par des bandes
armées qui s’y étaient livrées à des destructions ponctuelles. Nous n’en rencontrâmes aucune mais, dans les
fermes où nous nous arrêtions, nous entendions parfois
de terribles récits à leur propos. Ces troupes étaient souvent menées par des seigneurs qui avaient mis leur épée
au service des princes. Ils allaient au plus offrant et
changeaient d’allégeance au gré des conditions qui leur
étaient faites. Ces chevaliers sans honneur disposaient
de camps retranchés dans lesquels ils résidaient avecleurs mercenaires et où ils rapportaient le butin de leurs
campagnes. Certains de ces repères étaient d’authentiques châteaux forts dans lesquels ces chefs de guerre
entretenaient de véritables cours et se livraient à tous les
excès, sans crainte d’encourir le moindre châtiment.
C’était à mes yeux une preuve supplémentaire de la
folie de ce monde. En même temps, j’aurais bien aimé,
sans le souhaiter pour autant, pouvoir contempler de
mes yeux de tels

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