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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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nimber auprès d’eux d’autorité et de mystère.
Mais ces attributs n’exerçaient plus qu’une modesteinfluence sur nos vies puisqu’elles allaient chacune de
son côté et que nos relations se bornaient à des visites
familiales.
    C’est pourquoi quand je fis la connaissance de
Ravand, je ne pus utiliser mes repères habituels. L’amitié
qui se noua entre nous n’eut rien de semblable avec
celles que j’avais connues. Devant lui, je n’avais ni prestige ni pouvoir. Au contraire, il me parut que j’avais tout
à apprendre et je me plaçai dans une posture d’admiration qui confina vite à la soumission.
    Ravand était de deux ans plus âgé que moi, pour
autant qu’il le sut précisément. Ses parents étaient,
disait-il, danois. Il expliquait ainsi sa haute stature, ses
cheveux presque blancs et ses yeux bleus. Cette apparence seule, qui dénotait dans notre pays celte où le
pelage des humains comme leur regard prend plutôt
des couleurs d’automne, dans les marron et jusqu’au
rouge, aurait suffi à le rendre singulier. Il s’y ajoutait
une histoire et une personnalité étonnantes. Il s’était
établi dans notre ville au terme d’un hiver qui finissait en déluge. Tout était humide et gris. Les yeux bleus
de Ravand étaient comme la promesse d’une éclaircie
que nous n’espérions plus. Il arriva du Nord en grand
équipage, avec cinq valets et dix hommes d’armes dont
aucun n’avait la même origine, ni ne parlait le français.
Il n’eut pas à rester plus de quinze jours à l’auberge.
Tirant de l’or des chariots qui l’accompagnaient, il paya
comptant une maison qu’un de nos amis venait à peine
de faire bâtir.
    Il s’installa sommairement. La ville entière s’interrogeait sur lui. J’avais entendu des conversations à son
sujet sans y prêter attention. Je fus d’autant plus surprisquand, quelques jours après son arrivée, il me fit parvenir une invitation.
    Sa maison n’était pas éloignée de la nôtre. Je m’y
rendis à pied. Elle était située dans une ruelle sinueuse
qui grimpait vers la cathédrale. Deux hommes étaient
postés à l’entrée de la rue et contrôlaient les passants.
À la porte, deux autres montaient la garde vêtus de
cottes métalliques et bardés de cuir, avec des mines
d’écorcheurs. Ce n’étaient guère des manières habituelles dans le monde des négociants. À l’intérieur,
régnait une atmosphère de maison forte. Les salles
du bas, chauffées par un grand feu de hêtre, étaient de
véritables logis de gardes. Certains des soudards dormaient à même le sol, comme des soldats en campagne,
pendant que d’autres entraient et sortaient, en parlant
bruyamment. Dans la cour, à l’arrière de la maison,
deux gaillards roux se lavaient sans pudeur, torse nu
dans une barrique d’eau de pluie. Je gagnai l’étage par
un escalier étroit, semblable à celui de ma maison d’enfance, et débouchai dans une vaste pièce éclairée par
deux hautes fenêtres à vitraux blancs. Ravand me reçut
en me prenant les mains et en plongeant son regard
dans le mien, avec une expression de reconnaissance et
d’enthousiasme.
    On sentait cependant que les mêmes yeux pouvaient,
s’il le décidait, se vider de toute chaleur et devenir des
lames cruelles et froides. Je fus immédiatement reconnaissant à Ravand pour cet accueil, comme un voyageur
peut l’être à l’endroit d’un brigand qui le dépouille de
tout mais lui laisse la vie sauve.
    La salle était seulement meublée d’une table et de
deux chaises cannelées. La table était encombrée d’unevaisselle d’étain. Les plats empilés étaient sales, encore
chargés des reliefs de divers repas. Des verres étaient
renversés et leur contenu se répandait en flaques. Trois
ou quatre pichets de porcelaine dominaient ce champ
de bataille. Je n’avais jamais vu de maisonnée semblable,
d’autant qu’elle prenait pour décor un bâtiment bourgeois presque identique à ceux où nous vivions, que nos
femmes veillaient à rendre harmonieux, confortables et
propres.
    Ravand m’offrit à boire. Pour me servir, il inspecta le
fond d’une dizaine de verres avant d’en trouver un qu’il
jugea moins sale que les autres.
    — Je suis heureux de faire votre connaissance,
Jacques.
    Pas de maître Jacques ni de Messire Cœur. Il me parlait en ami, mais d’une amitié de soldat, habitué à faire
passer chaque homme sous la toise du courage et de la
mort.
    — Moi aussi, Ravand.
    Nous

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