Le Grand Coeur
procéderions pour que ma visite fût ignorée de
tous.
Nous parlâmes ensuite de Paris et il me confirma que
le roi comptait quitter la ville. Il n’avait jamais aimé cette
cité. La mémoire de la nuit funeste où il avait dû la
fuir pour échapper au massacre que perpétraient les
Bourguignons continuait de le hanter. Depuis son
arrivée, il ne dormait quasiment plus et il était saisi d’angoisses affreuses. Manuelito, avec une grande liberté,
me fit ensuite un tableau de la cour. Il m’expliqua que
les princes exigeaient maintenant du roi la rétribution de leur soutien. S’ils l’avaient fait vainqueur contrel’Anglais, c’était d’abord pour leur profit. À supposer
qu’il leur accorde ce qu’ils demandaient, le royaume
qu’il venait de réunifier se démembrerait aussitôt. Ces
féodaux voulaient être maîtres chez eux et le souverain
devait être soumis à leur bon vouloir.
— Et lui, que veut-il ?
— Régner.
— Mais il est si faible, si indécis.
— Ne vous y trompez pas ! Il est peut-être faible, et
encore, cela mériterait d’être discuté. Mais il n’a rien
d’indécis. Cet homme a une volonté de fer. Il est capable
de briser tous les obstacles.
Je sus gré à Manuelito de me confirmer ce que mon
intuition commençait à me souffler. Il conclut en m’invitant à me défier de tous. Je ne sais pas si ce diable
d’homme avait une police et savait quelque chose. Il fit
allusion aux nobles qui ne manqueraient pas de venir
me solliciter, et me mit en garde contre la tentation de
les aider.
— Tout ce qui les renforce affaiblit le roi. S’ils ont
tant de besoins aujourd’hui, c’est qu’ils se préparent à
l’attaquer.
J’avais ma conscience pour moi et répondis tranquillement que je refusais toute compromission. Il acquiesça
sans mot dire.
La nuit, à l’heure prévue, je me rendis au Louvre par
le Pont-Neuf. En longeant le fossé, je parvins à la porte
que Manuelito m’avait indiquée. Le garde me fit entrer
sans rien me demander. Je n’eus pas à circuler longtemps dans le palais. Le roi m’attendait dans une petite
pièce proche de l’entrée. C’était une dépendance de la
salle des gardes, chauffée par l’envers de sa grande cheminée. La pièce ne comportait aucun meuble, et Charles
se tenait debout. Il me serra les mains. Il était de ma
taille mais paraissait plus petit, car ses jambes que moulait son vêtement étaient tordues et restaient un peu
pliées.
— Je vais partir, Cœur. Vous devrez rester.
— Comme il vous plaira, Sire. Mais...
Il agita la main.
— Je sais. Je sais. Ça ne durera pas. Attendez. Soyez
patient. Je ne suis pas plus satisfait que vous de voir les
choses se passer ainsi. Il se fait que, pour l’heure, je dois
parer au plus pressé. Il me faut beaucoup d’argent. Je
ne dois plus dépendre d’eux.
À la façon entendue dont il avait prononcé ce dernier
mot, il était clair qu’il savait que je savais, à propos des
princes. Manuelito n’avait pu me parler que sur son ordre.
— Vous faites un sale travail, j’en suis conscient. Plus
tard, pour le royaume, si Dieu m’en accorde la force, je
procéderai autrement : nous aurons une monnaie forte
et stable. Pour le moment, ce qu’il me faut, c’est tirer de
cette ville que je déteste et qui me le rend bien tout ce
qu’elle peut me donner pour survivre. Continuez. Ne
cédez à aucune menace. Vous aurez des nouvelles en
temps et en heure. Allez, mon ami.
Il me serra de nouveau les mains. J’eus l’impression
qu’il était au bord des larmes. Quoi qu’eût dit Manuelito, j’étais encore certain à l’époque de sa faiblesse. Elle
était d’autant plus révoltante que sa volonté, comme
l’avait dit le bouffon, était grande. J’aurais tout donné
pour le protéger, lui fournir les moyens de résister, de
vaincre. C’est ainsi que j’acceptai de rester à Paris tandis
qu’il partirait.
*
Le roi et sa suite quittèrent la ville la semaine suivante.
Il y laissait une petite garnison. Mais il était évident
qu’en l’absence du souverain et de son armée, ceux qui
le représentaient à Paris étaient en grand danger. Dans
cette cité sujette aux émeutes, aux grands emballements
populaires et aux complots des bourgeois, le calme était
toujours précaire et trompeur. La charge que j’exerçais
suscitait les convoitises individuelles. Collectivement,
elle me désignait à la haine générale. N’était-ce pas chez
moi qu’on
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