Le Grand Coeur
Les rues,
étroites et sombres, étaient encore encombrées de tout ce
que le peuple avait jeté sur les Anglais pour les faire partir et des porcs fouaillaient ces débris pour s’en repaître.
Le roi s’installa au Louvre. Je pris pension dans une
auberge de la rue Saint-Jacques, en attendant de savoir où
se situait l’hôtel des monnaies dont j’aurais la charge.
Ma situation était paradoxale. Dans cette cour, je ne
connaissais personne à l’exception du roi lui-même,
qu’il m’était impossible d’approcher. En glanant des
renseignements ici et là, j’avais appris que l’homme
qui s’était adressé à moi à Compiègne était Tanguy du
Châtel. C’était un nom fameux, le plus ancien compagnon de Charles, encore enfant. Il l’avait enveloppé
dans une couverture et emmené à la hâte quand les
Bourguignons avaient occupé la capitale vingt ans plus
tôt. Son retour était une revanche éclatante et il avait
insisté pour reprendre son ancien titre de prévôt des
marchands. C’était aussi un homme encombrant, à
l’heure de la réconciliation. On l’accusait, sans preuves,
mais avec de fortes présomptions, d’avoir tenu le poignard qui avait tué, naguère, le père du duc de Bourgogne sur le pont de Montereau. Cette tache n’avait été
lavée qu’au prix de l’humiliation du roi à Arras, qui avait
endossé la faute. Il ne pouvait pas favoriser l’ancien criminel sans provoquer la colère de ses nouveaux alliés.
J’appris que Tanguy du Châtel, malgré le titre de prévôt
qui lui avait été rendu, n’était pas autorisé à s’installer
au Châtelet. En somme, on le cachait. Je le trouvai finalement dans un recoin du Louvre. Il tenait audiencedans une salle voûtée, crypte humide dont les murs, du
côté du fleuve, étaient tapissés de salpêtre. Il me reçut
sans égards et je compris que ma nomination à la ferme
des monnaies lui avait été imposée par le roi. Il me
demanda si j’étais habile en cette matière et je lui dis
que j’avais tenu la monnaie de Bourges plusieurs années.
Il ne parut pas être au courant de mes démêlés avec la
justice. Il me délivra une lettre qu’un secrétaire écrivit
sous sa dictée et qui authentifiait ma nouvelle fonction.
Muni de cette accréditation, je gagnai à pied l’atelier
des monnaies. C’était, au fond d’une cour, un ensemble
de quatre salles quasiment vides. Les fuyards, non seulement avaient emporté tout le numéraire, laissant les
coffres béants, mais ils avaient pris avec eux l’outillage,
et brisé les moules.
Un vieil artisan, trop âgé pour fuir, était assis dans un
recoin et mâchait des noix. Je reconnus sur son visage
émacié les traces du mal que causaient les vapeurs métalliques. Il m’expliqua que l’atelier n’avait jamais été très
actif, l’Anglais préférant fondre ses monnaies à Rouen
et le duc de Bourgogne à Dijon. La qualité des pièces
produites à Paris était médiocre et, vers la fin, ils ne produisaient plus que des billons noirâtres. Ils suffisaient
bien, car il n’y avait, de toute façon, rien à vendre.
Je rentrai à mon auberge passablement abattu. Il faisait déjà froid et, malgré mes offres généreuses de rétribution, le tenancier n’avait pas trouvé de bon bois. Le
feu qui brûlait dans la seule cheminée en état de fonctionner faisait plus de fumée que de flammes et ne
chauffait rien.
Le lendemain, dans l’espoir de m’approcher du roi,
j’allai traîner au Louvre. Avec ma lettre officielle, on melaissa entrer dans les pièces où se tenaient les courtisans.
Je n’y découvris pas un seul visage connu et circulai sans
but entre les groupes. Au moins, il faisait chaud et je
restai un peu en attendant que mes mains bleuies par le
vent glacial eussent repris leur couleur. Je me tenais près
d’une fenêtre à souffler dans mes poings quand un
homme assez jeune m’aborda. Il était grand et se tenait
un peu cambré comme s’il vous toisait. Pour autant, il
était aimable et avait les simples manières d’un homme
de guerre. Il avait entendu qu’on me confiait la charge
des monnaies et que j’étais un négociant.
Je compris immédiatement que sa sollicitude était
intéressée. Il avait sans doute besoin d’argent et comptait sur moi pour lui procurer des objets ou des services
qu’il ne paierait pas. C’était une pratique que je connaissais depuis ma naissance. Elle me paraissait encore,
quoique beaucoup moins qu’avant, dans l’ordre
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