Le Grand Coeur
créanciers s’étaient présentés qu’elle ne pouvait honorer. Sa maison était sur le
point d’être saisie ainsi que ses effets. Elle déclarait tout
cela avec une grande dignité ou plutôt devrais-je dire
aujourd’hui une grande maîtrise. Je lui donnai tout au
plus une vingtaine d’années. Elle était d’une beauté parfaite, humble et pudique mais quand il lui arrivait de
relever les yeux et de les plonger dans les miens, elle
y allumait un feu que ma vanité me poussait à croire
partagé.
J’occupais seul une maison entière et lui proposai en
bredouillant de s’installer à l’étage en attendant que sa
situation s’éclaircisse. Elle accepta après un temps d’hésitation convenable.
Deux jours après, un orage de fin d’hiver secoua
la maison en pleine nuit. Le vent ouvrit des fenêtres
et précipita des tuiles dans la rue. Vers le milieu de la
nuit, Christine poussa un grand cri. Je crus que quelque
chose de grave lui était arrivé et je me précipitai dans
sa chambre. Je la trouvai prostrée, tremblante, en proie
à une vive terreur. Elle m’expliqua en sanglotant que
le tonnerre lui rappelait des souvenirs atroces. Je restai
près d’elle. Je crus comprendre par moi-même, sans
prendre garde qu’elle faisait de grands efforts pour me
le laisser deviner, qu’elle ne trouverait l’apaisement que
dans mes bras. Toujours prompt, comme la plupart des
hommes, à juger naturel qu’on pût souhaiter ma protection, je puisai dans cette vanité la force de m’exécuter.
Christine, aussitôt que je l’enlaçai, se calma, sa respiration devint plus régulière, avant qu’un autre émoi ne
l’accélère à nouveau. Tout à l’orgueil ridicule de l’avoir
sauvée, je me sentis moi-même envahi par le désir. Nous
devînmes amants, et bien qu’il n’y eût plus d’orage, je
devais revenir chaque nuit dans sa chambre.
Je découvris dans cette relation un plaisir charnel que
je n’avais jamais éprouvé avec Macé. La clandestinité de
notre situation y était sûrement pour quelque chose.
Mais il faut avouer que Christine, malgré son âge, faisaitpreuve d’une expérience à laquelle Macé, mariée vierge
avec moi qui n’avais pas vécu, ne pouvait prétendre. Par-delà les délices charnelles, Christine m’apportait beaucoup aussi au moral. J’étais jusque-là empli de rêves
grandioses mais c’étaient des rêves ; quant à moi, je
n’étais rien et j’en avais conscience. Ma belle-famille
m’avait dès le début fait sentir qu’elle consentait de
mauvaise grâce à m’accueillir et que ma condition était
inférieure. Rien de ce que j’avais réalisé ne me conférait
des mérites qui eussent pu contrebalancer les insuffisances de ma naissance.
Or voilà que pour la première fois, avec mon retour
d’Orient, la création de notre affaire et la faveur du roi,
se dessinait un autre destin qui, sans prendre encore
l’ampleur de mes rêves, m’arrachait à la modestie de
ma vie première. Je percevais une considération nouvelle dans le regard de tous ceux qui ne m’avaient pas
connu auparavant et qui m’approchaient à Paris. Christine fit entrer cette admiration dans la sphère intime.
Elle s’entendait avec sa jeune simplicité à me faire sentir
en quelle haute estime elle me tenait. Il n’était pas
jusqu’à mon inexpérience en amour qu’elle ne parvînt
à tourner à mon avantage, en vantant la rapidité de mes
progrès et l’instinct naturel qui me faisait combler ses
désirs les plus inavouables. Bref, j’étais heureux ou du
moins le croyais-je. Grâce à Christine j’oubliais la stupidité de ma charge et supportais la capitale, avec ses désagréments. Je trouvais l’énergie de repousser toutes les
invitations intéressées qui m’étaient adressées. En un
mot, j’avais l’impression que, de tous les bienfaits dont
la fortune commençait à me couvrir, Christine était le
plus précieux.
L’affaire changea de tournure à l’occasion d’un événement en apparence secondaire mais qui se révéla
capital : j’engageai un nouveau valet. Depuis mon retour
d’Orient, je n’avais plus de serviteur direct. J’employais
des gardes, un cuisinier et des femmes de chambre. Mais
un valet qui partage votre quotidien, connaît vos affaires
les plus secrètes et se charge des commissions délicates,
je n’en avais plus depuis le départ de Gautier. Le brave
garçon jugeait qu’il avait assez voyagé et il était rentré
dans son village. Il me
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