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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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fallait quelqu’un d’autre. Comme
d’habitude, je consultai Roch, mon chef d’atelier. Il
réfléchit et me recommanda Marc, un de ses neveux.
    Ledit Marc se présenta un matin, les yeux bouffis et le
teint cireux. Il était apparent qu’il n’avait pas passé une
nuit tout à fait honnête. Je ne me suis jamais arrêté à la
première impression, surtout quand il s’agit de filous.
C’est une espèce variée dans laquelle on découvre,
pourvu qu’on y prête attention, les meilleurs éléments
de l’humanité. Le monde du crime concentre beaucoup
d’intelligence, d’audace, de fidélité, et j’oserai dire
d’idéalisme. À condition que ces qualités ne soient point
gâtées par une part trop importante de mensonge, de
violence et d’affabulation, elles peuvent être extrêmement utiles. J’ai, pour ma part, été mieux servi dans ma
vie par des gens que j’ai pêchés dans les bas-fonds que
par beaucoup de personnages prétendument honnêtes :
la couardise seule les retenait de se livrer aux pires
crimes et leur seul mérite était souvent de tempérer le
vice par la peur.
    Marc ne chercha même pas à me dissimuler qu’il avait
sa place chez tous les coupe-jarrets de la ville. La seule
véritable question était de savoir pourquoi il voulaitembrasser un autre état. Je la lui posai. Il m’expliqua,
avec beaucoup d’à-propos, que les temps avaient changé.
Paris n’était plus le lieu des émeutes, des massacres et de
l’usurpation — je compris qu’il ne tenait pas les Anglais
en haute estime. Désormais, dans la capitale, il y aurait
plus de profit à être honnête. Il laissait entendre que je
représentais à ses yeux la nouvelle fortune que permettait d’espérer le pouvoir royal. J’aurais été en droit de
craindre qu’il ne veuille entrer chez moi pour me dévaliser. Après tout, s’il était encore lié à un groupe de malfrats, il serait leur homme dans la place et pourrait leur
ouvrir toutes les portes. Je fis le pari contraire, escomptant que, s’il avait vraiment décidé de faire allégeance
à ma personne, il y mettrait tout le sérieux de son âme
de bandit et que je ne pourrais rêver de serviteur plus
fidèle. Il s’avéra que mon pari était raisonnable. Marc
resta avec moi jusqu’à mon évasion, et si je lui dois la
vie aujourd’hui, c’est qu’il accepta, pour me sauver, de
perdre la sienne.
    Il entra à mon service le jour même. Christine, quand
elle le croisa, ne laissa rien paraître. Mais le soir, dès que
nous fûmes seuls dans sa chambre, elle me conjura de
ne pas l’engager. Elle mit à me convaincre un peu trop
de cris et de larmes, et cet excès me fit penser qu’elle
avait contre cet homme inconnu d’autres griefs qu’elle
préférait tenir secrets. Je décidai pour une fois de ne pas
lui céder. Marc resta.
    J’ai eu, par la suite, de nombreuses années pour l’observer et le comprendre. Ses actes étaient toujours pertinents, son jugement clairvoyant et ses intuitions justes.
Mais je découvris peu à peu que toutes ces qualités procédaient d’une vision du monde extrêmement simple.Pour Marc, tout homme était un homme et toute femme
était une femme. Je veux dire qu’il n’était à ses yeux
aucun homme si sérieux, puissant, dévot fût-il, qui ne
puisse perdre la tête pour une jolie fille, pourvu qu’elle
sache quelle arme utiliser pour le réduire à merci. Et il
n’était pas une femme si honnête, fidèle et vertueuse
fût-elle, qui ne soit capable des pires folies pour un
homme qui saurait éveiller en elle le volcan de désirs
qu’elle s’emploie contre son gré à couvrir de cendres.
De cette certitude lui venait une manière bien à lui de
considérer les êtres humains, à travers leurs désirs et
leurs faiblesses. Il ne se laissait jamais arrêter par l’apparence et n’était guère impressionné par les remparts
de sérieux ou de vertu que les gens honnêtes dressent
autour d’eux. Je compris que, dans ses anciennes fonctions, il n’était sans doute ni un malandrin ni un détrousseur mais qu’il s’était plutôt spécialisé dans le commerce
des filles.
    Au premier coup d’œil, il avait repéré en Christine
tout ce que ma niaiserie m’avait empêché de voir, et elle
avait senti la menace. J’attendais ce qui sortirait de leur
confrontation. Chacun fit son enquête et, les jours
suivants, me révéla des horreurs sur l’autre. Christine
attaqua la première et me livra des renseignements
précis

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