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Le Grand Coeur

Le Grand Coeur

Titel: Le Grand Coeur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Christophe Rufin
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alliages n’étaient guère précis et les monnaies
que nous produisions n’avaient pas très bonne mine. Le
négociant que j’étais se serait volontiers laissé aller à
fabriquer un numéraire de meilleur choix. J’étais bien
convaincu que la qualité de la monnaie est nécessaire à
un pays pour inspirer confiance et attirer les meilleures
marchandises. Mais du Châtel m’avait laissé entendre
qu’il comptait me voir dégager rapidement des profits de cette activité et je ne pouvais y parvenir qu’en
employant les recettes déloyales de Ravand.
    En un mois, mon atelier fut en état de marche. Je
remettais d’importantes quantités de pièces au trésor
royal et en conservais assez pour payer mes gens et moi-même. J’étais devenu un personnage considérable. J’évitais de me rendre à la cour pour ne pas être assailli de
demandes de prêt ou de secours. Cela n’empêchait pas
qu’on me rendait visite pour les mêmes motifs.
    Nulle part comme à Paris, je n’avais vu autant de
riches, pauvres. La haute société était tenue de paraître
dans cette ville qui s’honorait d’être la capitale. Malgré
la saleté et les misères des alentours, on continuait de
mener grand train dans les palais que m’avait jadis
décrits Eustache. Mais pour avoir la fierté de s’illuminer
de flambeaux et de lustres les soirs de fêtes, on se privait
de dîner cinq jours par semaine. Les femmes étaient
mieux fardées qu’elles n’étaient nourries. La soie et le
velours enveloppaient des carcasses affamées. Malgré lesappétits que faisait naître en moi cette vie, je renonçais
sans effort à nombre de bonnes fortunes. Il me suffisait,
au moment où s’approchait de moi une femme
empressée, d’apercevoir un sein flétri, une denture déficiente, l’auréole d’une dartre sur un décolleté couvert
de poudre pour me détourner de toute tentation. Je
n’avais pas connu jusque-là cet étrange mélange d’un
luxe extrême et d’une déchéance si profonde. Chez
nous, on était plus ou moins riche, mais nul n’aurait
renoncé à la santé pour le seul bénéfice du superflu.
    Je me fis ainsi, malgré moi, une rapide réputation de
vertu.
    Roch, mon vieux contremaître, ne quittait pas l’atelier. Il dormait dans un appentis au fond de la cour.
Pourtant, et nul ne sait comment, il était au courant de
tout ce qui se passait dans la ville. Ce fut lui, un matin,
qui m’annonça la dernière rumeur : le roi allait repartir.
Les Parisiens ne savaient trop quoi penser de cette décision. D’un côté, ils étaient fiers d’être redevenus la capitale et le séjour du monarque. De l’autre, Charles et son
entourage les avaient traités non en sujets loyaux mais
en vaincus avec une dureté dont même les Anglais
n’avaient pas fait preuve.
    En ce qui me concernait, je ne savais pas non plus ce
que ce départ signifiait. Allais-je suivre le roi et pour
aller où ? Devrais-je plutôt demeurer seul dans cette ville
hostile où je me sentais étranger ? J’en étais là de mes
conjectures quand, un soir peu avant la tombée de la
nuit, je reçus la visite d’un étrange personnage. C’était
un nain affreusement contrefait qui circulait dans une
tenue de carnaval. Il était suivi dans la rue par une
troupe d’enfants qui lui lançaient des quolibets. Il me fitchercher et se présenta avec une assurance étonnante
pour quelqu’un d’aussi accablé par la nature. À vrai
dire, si l’on faisait abstraction de sa taille et de la déformation de ses membres, il ne manquait ni de prestance
ni de noblesse. J’avais déjà entendu parler de ces nains
de cour qui vivent auprès des plus grands personnages
et en prennent les manières, mais c’était la première
fois qu’il m’était donné d’en rencontrer un. Il me dit
qu’il se nommait Manuelito, qu’il venait de l’Aragon, et
qu’après avoir servi divers maîtres, il était aujourd’hui
attaché au roi Charles. Sans doute sa fonction était-elle
de le distraire mais, à moi, il parlait avec gravité. Il se
hissa sur une chaise et nous eûmes une conversation
tout à fait sérieuse.
    Il m’annonça d’abord l’essentiel : le roi voulait me
recevoir cette nuit même. Manuelito me fit comprendre
que son maître désirait que cette audience restât secrète.
Il était entouré de nobles personnages qui, sous couvert
de le servir, le gardaient en quelque sorte prisonnier et
surveillaient ses faits et gestes. Il m’expliqua comment
nous

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