Le granit et le feu
en vérité, comme ceux de ses bannières… Et ces bannières, croyez-moi, nous les verrons apparaître demain.
— Quelle est ton idée ?
— Mon idée ?… Vous savez bien, baron, qu’ils seront, cette fois, irrésistibles. Mais vous savez aussi que le donjon peut tenir quelques semaines. En conséquence, d’ici à l’aube – et c’est possible –, il faut établer les chevaux et les bestiaux dès maintenant dans ses caves et grouper dans le tinel nos compagnons et compagnes. J’ajoute que tous nos hommes valides iront sur les parois, mais aux premiers engagements de l’assaut, ils courront au donjon… Nous pourrons y tenir un bon mois et, par le souterrain, évacuer nos gens petit à petit. Il nous faut sans frayeur imaginer le pire.
— Vous avez raison, Hugues. Toutefois, c’est tristesse que d’avoir fait ce que nous avons fait pour rien !
Le sénéchal sursauta, comme atteint par une sagette.
— Pour rien ?… Mais, Ogier, vous vous méprenez ! Vous avez donné à ces fredains [131] une leçon terrible… Vous avez démontré à Lordat que sa poudre était bonne… Vous vous êtes prouvé et nous avez prouvé que vous êtes un excellent capitaine… Allez vous laver et revenez-nous. Si vous avez sommeil, vous dormirez un peu sur la paillasse de votre oncle, dans la tour portière… Ne vous attardez pas à parler à… quiconque…
Guillaume eut un mouvement de tête approbatif :
— Reviens-nous frisquement. En t’attendant, je vais distribuer quelques tâches… Hugues a raison ! Les hommes, les femmes, les chevaux, le bétail : tous au donjon… Par saint Michel qui nous assiste, j’aimerais voir la face de Canole.
IV
L’aube froide annonçait une journée torride. En bas, au camp de Knolles enseveli sous les brumes, rien ne révélait quelque préparatif d’assaut. Les décombres du beffroi fumaient ; il restait, du gros œuvre, trois moignons tendus vers le ciel ; quelques planches noires, déchiquetées à leur extrémité, y adhéraient encore.
— On se demande comment elles tiennent, dit Ogier.
Sans lui répondre, Guillaume regarda, dans la cour, les draps bosselés par les corps des victimes.
— Quatorze, dit-il. On ne l’aurait pas cru, hein ?… Les archers et les frondeurs d’Angleterre méritent leur renommée… Tiens, voilà les familles.
Le cœur serré, Ogier regarda la procession noire descendre les marches du donjon. La mort, toujours et toujours.
— Suis-moi, mon neveu : il nous faut les ravigorer.
Ils rejoignirent les veuves, les concubines, les mères, les vieillards et les enfants dont certains avaient pris part à la bataille. Sur un signe du chapelain, tous se placèrent face à la chapelle, devant les réchappés de la tuerie, l’arc, le vouge ou l’arbalète au poing. Et tandis que Girard découvrait l’un après l’autre les corps afin que ces malheureux les vissent une dernière fois, des sanglots et des gémissements troublèrent le silence.
Guillaume embrassa ces femmes aux yeux flétris, aux joues ridées de fatigue et de chagrin. Il les réconforta de son mieux par quelques mots aimables qui sortaient mal de sa gorge et aggravèrent leur peine. Il tapota la joue des enfants en bas âge. Il agissait sobrement. Ogier s’aperçut que, sauf les hommes affectés au guet, tout Rechignac assistait aux obsèques – même Claresme, entre sa sœur et Pedro del Valle. Au-dessus d’eux, les corbeaux endeuillaient le ciel de leur vol flasque et bruyant.
— Charognes ! grogna Guillaume.
Il passa devant les corps étendus, la tête aussi pétrifiée que celles de tous ces gisants, les unes grises, lisses ; les autres tuméfiées, éborgnées, percées ou balafrées d’une plaie grumeleuse. Çà et là Ogier entendit des sanglots, des plaintes et des reniflements, des prénoms balbutiés, des soupirs. Jamais il n’aurait pu penser que cette attaque avait été si meurtrière. Et Guillaume souffrait ! Il regrettait ces hommes. Quelques battements de cils et frémissements des lèvres, l’une à l’autre collées sous la moustache en friche, animaient seuls sa figure.
— Ah ! là là, dit-il.
Quand il eut bien examiné les trépassés, malgré l’horreur que certains pouvaient inspirer, son menton fut parcouru de tremblements. Il s’immobilisa, livide, essoufflé, comme s’il venait de gravir un abrupt chemin de montagne, et ses traits se décomposèrent. Il y eut comme un relâchement dans les muscles de ce
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