Le granit et le feu
jusqu’au coucher du soleil. Mais pourras-tu tenir tout ce temps ?
— Je m’y efforcerai.
— Je crois que c’est au début que ce maudit sera dangereux, car il aura encore grand ayr [154] contre toi, non seulement parce que tu es mon champion mais parce que tu l’as offensé… S’il te paraît trop redoutable, romps !… Romps autant que tu le pourras, même si les tenants de ce routier t’insultent. Même si tu sens tes oreilles emplies des cris de réprobation des nôtres… Rompre pour attaquer n’est point une lâcheté… D’ailleurs, nous savons tous que tu n’es point peureux !
— Dieu me garde de reculer pour une couardise soudaine !
— Cela m’est advenu.
— Pardonnez-moi, mon oncle, mais…
— Dis-toi que chaque attaque au fer doit précéder de peu une attaque à la chair : prends-t’en, s’il se présente bien, au colletin de son heaume. La gorge est derrière… Et surtout, surtout, ne cherche point à nous merveiller par une attaque à fond. C’est beau et grand, la présomption ; cela peut aboutir, mais en cas de passe, de glissade ou de tension, tu serais mat !
— Je ne manquerai pas de l’attaquer aux jambes.
— Elles sont protégées. D’ailleurs, en ces endroits, la surface est si petite et mouvante que ton coup pourrait manquer et que tu lui montrerais ta nuque ou ton dos. Tu serais à sa merci… Mais essaie les cuisses. Touche-les, puis feins d’en vouloir à ses mains : dirige ta lame à la hauteur des quillons de son épée… Et surtout sache te contenir si tu sens la fureur bouillonner en toi, car il est malfaisant de ne se battre qu’avec des gestes… Te sens-tu bien ?
— Assez.
Guillaume hocha la tête. Son regard effleura la tapisserie, entre les fenêtres : sur cette scène, la mort planait aussi, invisible.
— Tous les vieux chevaliers, même les plus orgueilleux, te diront que les tourments du temps qui passe dans l’attente du combat d’homme à homme sont plus désagréables que les moments pendant lesquels on croise les armes. Tu le verras maintenant et plus tard, même clos dans ton armure : qu’elle qu’en soit l’épaisseur, tout ce fer protecteur ne t’enlèvera pas ce sentiment d’insécurité, d’incertitude… de lassitude inconvenante et même de nudité… Ne rougis point de l’émoi que tu ressens à présent et qui doit appesantir tout ce que contient ta personne. Ne t’étonne point non plus de sa violence : elle est humaine et les plus hautains la connaissent. Ton cœur cogne dur, ta chair tressaille et tu sues tandis que galope en toi une espèce de bête affolée que tu ne peux dompter… Crois-moi : avoir peur, c’est aussi être vaillant… Certes, il est des appertises [155] extraordinaires, car il est des hommes de corps et d’esprit froids. On les voit, au plus fort des batailles, se montrer tellement hardis qu’ils feraient pâmer dames et damoiselles si toutefois elles y assistaient. Mais il est d’autres courages, et le plus honorable de tous, c’est celui qu’exerce un esprit vigoureux sur un corps poltron pour le conduire à la victoire.
— Je le pense aussi, mon oncle.
— Tes nerfs te tourmentent ? Ton ventre gargouille ? Cours aux latrines. Expurge tes boyaux de toute cette boue qui les encombre et fais-toi donner un plein hanap d’eau de noix mêlée d’eau-de-vie. Une bonne cacade n’a jamais fait de tort à quiconque. Les plus fiers éprouvent ces inconvénients. Allons, va : le temps passe… Je connais votre valeur à tous trois mais j’ai peur pour Hugues… Veille sur lui si tu peux. Tu sais que nous nous apprécions sans nous aimer.
— Pourquoi ? Dites-le-moi !
— Vieilles histoires… Il n’est jamais bon de soulever la dalle où le passé repose. C’est hélas ce qu’il a fait !… Ce siège en est responsable… Allons, va. Laisse-moi. Je vais m’apprêter, moi aussi… Tes affaires sont en ordre ?
— Oui… Si je dois trépasser, veillez sur Titus, Marchegai et Saladin.
— Tu n’avais nul besoin de me les recommander… Mais tu nous reviendras.
*
Dans le tinel, il n’y avait au chevet des blessés que Margot et Aliénor.
— Sauvez-nous, messire Ogier ! supplia Margot, approuvée par Aliénor et quelques-uns des hommes allongés sur le sol.
— Je ferai de mon mieux. Point de bassinet. Je coifferai mon camail et ma cervelière. Ainsi je verrai et respirerai à l’aise.
La peur… La peur invisible, ravageuse, peste
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