Le granit et le feu
d’Aigredure. Et prends également un de mes écus.
« Je te trouve soudain bien disert, Jean, se dit Ogier. Où veux-tu en venir ? Tu sais que tu peux chausser les éperons si tu confirmes ta vaillance à mon oncle. »
Il se leva et s’approcha de Tancrède.
— À quoi songes-tu ?
Elle était pâle. De ce fait, les feux de ses prunelles en prenaient plus d’éclat. Sa robe noire lui montait jusqu’au cou et dissimulait entièrement ses bras. Elle portait déjà le deuil.
— Je pense, beau cousin, que mon destin est pour un tiers entre tes mains.
— Ce n’est pas ton destin que j’aimerais palper, cousine ! C’est…
Guillaume les rejoignit à pas vifs :
— Et toi, Ogier, mettras-tu ton armure ?
— Non, mon oncle… Jean a raison : il nous faudra nous mouvoir vivement, et je ne la supporte pas bien encore. Mais pour l’épée, je conserve Confiance.
Tout près, Jean et l’armurier soupesaient les écus, étudiaient et comparaient leur guiges et leurs énarmes [151] .
— Je combattrai avec celui-là, décida Jean.
— Bien ! Bien !… Laissez-moi à présent seul avec mon neveu.
Jean acquiesça, quelque peu mécontent d’être congédié. Pedro del Valle entraîna Claresme. Tancrède les suivit, morose, Blanquefort sur ses talons.
— Et toi ? Quel écu choisis-tu ? dit Guillaume.
— Le mien.
— Le tien !… Mais quand ceux d’ici verront tes lions diffamés…
— Il est temps qu’ils sachent.
Guillaume se mit à marcher, mains au dos :
— Personne, dit-il, n’offensera tes lions. Pas même Renaud… As-tu besoin de quelque chose d’autre ?
— Non… Rien.
— Tes mains ?… Tu te les étais brûlées sur ce beffroi.
— Ça va.
Et comme le garçon tapotait nerveusement Confiance, Guillaume, le front baissé, conseilla :
— Frappe juste et fort. Le chevalier que tu vas affronter est des plus ruin [152] .
— Oui, mon oncle.
— On prétend que la meilleure des prières est celle qui vous met du cœur au ventre. Pense à Dieu mais pense à toi, surtout, en te garantissant bien et en voulant la mort de cet Enguerrand… Et je te le dis tout net : ne porte aucun coup à l’aventure. Il te faut férir peu mais juste. Estique ta lame dans le corps de cet homme au bon moment. Bats-toi sans trop t’exciter, comme tu jouerais aux échecs où tu excelles. Tout un ensemble de coups doit te préparer à porter l’estocade décisive, car mieux vaut ne pas blesser deux ou trois fois mais occire proprement par une prompte esquive suivie d’un bon mouvement.
— Oui, mon oncle. Vous m’avez enseigné…
— N’oublie pas qu’aucun d’entre nous ne doit vous aider, même si l’un de vous est en péril de mort.
Le vieux guerrier soupira, les yeux fermés comme s’il vivait ces combats par avance.
— Pèse bien tes coups, Ogier. Comprends-moi : le fait de n’exécuter que des coups pesés et de n’agir qu’à bon escient ne signifie pas que tu doives nécessairement faire durer le combat et le terminer sans une égratignure. Non ! Ce Briatexte va t’affronter couvert de son armure. Il doit se mouvoir en icelle avec l’aisance d’un démon. Il te faudra préparer ta force à ta réussite, t’appliquer joliment et vivement, t’ennorter [153] au mal et amener au bon moment le coup que tu auras bien dans les mains et les bras… Laisse-le te révéler ses attaques préférées. Plus il s’acharnera, plus il se trahira.
— Oui, mon oncle.
— Tu peux te laisser emporter, comme lui, par une passion de meurtre plus sauvage que celle des lions. Méfie-toi donc de ton audace comme de la sienne. Tâte-le. Vois s’il a des manies. Feinte, retire-toi… Essaie de doubler tes bons gestes et, surtout, prends-t’en à son chef, à sa dextre et à son bras… Frappe autant que tu le pourras sur ce bras. Cet homme-là doit avoir des faiblesses. Je suppose que les buveries dans lesquelles il se complaît en compagnie de ces ribauds et ribaudes ont corrompu sa santé. Comme il est plus âgé que toi d’au moins dix ans, tu as meilleur cœur et meilleurs poumons que lui. Fais-le courir s’il le faut. Il aura chaud comme aux étuves dans sa carapace dont quelques pièces peuvent se disjoindre tout bêtement… Cependant…
Guillaume de Rechignac hésita. Ogier le secoua par l’épaule :
— Cependant ?
— Il se peut que vous soyez à égalité de vigueurs et de fallaces. Alors, fais en sorte que ce combat se prolonge…
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