Le hussard
porte-drapeau Blondois se cabra,
poursuivit quelques mètres en trébuchant sur ses jambes postérieures et
désarçonna son cavalier. Un hussard sans colback se détacha du rang, ses nattes
et sa queue blondes flottant au vent de la galopade, et arracha le drapeau des
mains de Blondois avant même que ce dernier ait fini de rouler à terre. C’était
Michel de Bourmont. Frédéric en eut la peau hérissée et cria « Vive
l’Empereur ! » avec un enthousiasme qui gagna les hommes qui
chevauchaient autour de lui.
Le carré espagnol était à moins de cinquante mètres, mais la
fumée de la poudre était maintenant si épaisse qu’on pouvait à peine en
distinguer les contours. Quelque chose de rapide et de brûlant frôla la joue
droite de Frédéric en faisant vibrer la jugulaire de cuivre. Il tendit le bras
armé du sabre tandis que Noirot franchissait d’un saut un cheval mort renversé
sur son cavalier. Un torrent d’éclairs déchira le rideau de fumée. Il se courba
sur l’encolure de son cheval pour éviter le déluge de plomb et se redressa,
indemne, la bouche sèche, tétanisé. Il serra les dents, s’affermit sur les
étriers et asséna des coups de sabre au milieu d’une forêt de baïonnettes qui
cherchaient son corps.
Il lutta pour sa vie. Il lutta avec toute la vigueur de ses
dix-neuf ans jusqu’à ce que son bras finisse par lui peser comme s’il était de
plomb. Il lutta en attaquant et en parant, piquant avec la pointe de son sabre,
taillant de revers, arrachant son corps aux mains qui tentaient de le
désarçonner, s’ouvrant un passage dans ce labyrinthe de boue, d’acier, de sang,
de plomb et de poudre. Il cria sa peur et sa bravoure jusqu’à en avoir la gorge
à vif. Et pour la deuxième fois, il se retrouva en train de chevaucher en
dehors des lignes ennemies, en rase campagne, la pluie lui fouettant la figure,
entouré de chevaux sans cavaliers qui galopaient, affolés. Il palpa son corps
et éprouva une joie féroce en n’y découvrant aucune blessure. Ce n’est qu’en
portant la main à sa joue droite, qui le brûlait, qu’il la retira tachée de
sang.
L’appel métallique de la trompette rassemblait de nouveau
l’escadron autour du drapeau. Frédéric tira sur les rênes et récupéra le
contrôle de son cheval. Plusieurs montures avec la selle vide erraient çà et
là, des blessés s’agitaient dans la boue en tendant des bras implorants sur son
passage. Frédéric regarda la lame de son sabre qu’il avait aiguisée à peine
quelques heures plus tôt et la vit poisseuse et teintée de sang, avec des
fragments de cervelle et des cheveux qui y adhéraient. Il l’essuya avec répugnance
sur la jambe de son pantalon et éperonna Noirot pour rejoindre ses camarades.
Le commandant Berret était invisible. Bourmont, une plaie au
front et une autre à la cuisse, tenait haut le drapeau ; ses yeux
brillaient derrière le masque de sang qui imprégnait ses nattes et sa
moustache, quand son regard passa sur Frédéric sans le reconnaître. La pluie
continuait de tomber. Près de lui, le sabre posé sur le pommeau de la selle,
aussi serein qu’à la parade, Dembrowsky tirait sur les rênes de sa monture en
attendant que l’escadron se reforme.
— 1 er escadron du 4 e hussards… !
Le capitaine avait pointé son sabre sur le carré qui, malgré
les attaques subies, maintenait encore ses rangs dont on pouvait voir à travers
la fumée qu’ils s’étaient terriblement éclaircis.
— Vive l’Empereur… ! Chargez !
Les survivants de l’escadron reprirent en chœur le cri de
guerre, serrèrent les rangs et marchèrent à l’ennemi pour la troisième fois.
Frédéric n’était plus maître de ses actes ; il ressentait une profonde
fatigue, un désespoir amer de constater que le carré vert tant haï était
toujours là, après avoir supporté sur le terrain deux charges dévastatrices de
la meilleure cavalerie légère du monde. Il fallait en finir une fois pour
toutes, il fallait les écraser, les tuer tous et faire rouler l’une après
l’autre leurs têtes dans la glaise, les piétiner sous les fers des chevaux et
les transformer en bouillie sanglante. Il fallait effacer de la face de la
terre ce groupe obstiné de nabots verts, et c’était lui, Frédéric Glüntz de
Strasbourg, qui allait le faire. Ah oui, il le ferait, foutredieu !
Il éperonna Noirot pour la énième fois, serrant les rangs
avec les hussards qui chevauchaient à côté de
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