Le hussard
d’enfant. On les atteignait l’un après
l’autre, on les sabrait au passage et on laissait les champs jonchés de corps
inanimés et sanglants. Noirot porta Frédéric sur un Espagnol qui courait, tête
nue et désarmé, sans se retourner, comme s’il prétendait ignorer la Mort qui
galopait derrière lui, attentif seulement aux arbres proches dont il espérait
le salut.
Mais il n’y avait pas de salut possible. Avec la sensation
d’avoir déjà vécu la même scène, Frédéric arriva à sa hauteur, leva son sabre
et fendit la tête du fuyard en deux comme une pastèque. Il jeta un coup d’œil
par-dessus la croupe de son cheval et vit le corps tomber en avant, jambes et
bras écartés, et s’écraser dans la boue. Deux hussards passèrent près de lui en
poussant joyeusement des cris de victoire. L’un d’eux portait embroché sur la
pointe de son sabre un shako espagnol dégoulinant de sang.
Frédéric s’unit à eux pour poursuivre un groupe de quatre
fugitifs. Les hussards se lançaient des défis, c’était à qui arriverait le
premier, aussi éperonna-t-il furieusement Noirot, bien décidé à gagner la
course. Les Espagnols couraient, les jambes couvertes de boue, trébuchant dans
la fange, avec l’angoisse de voir leurs poursuivants raccourcir la distance.
L’un d’eux, convaincu de l’inutilité de ses efforts, s’arrêta soudain et se
retourna vers les hussards, calme et l’air de les braver, les poings sur les
hanches. Gardant fièrement le front haut, il vit Frédéric et ses deux camarades
galoper sur lui, et ses yeux lancèrent des éclairs dans sa face noircie de
poudre, sous les cheveux emmêlés et sales, jusqu’au moment où les poursuivants,
arrivés à sa hauteur, lui coupèrent la tête.
Un peu plus loin, ils fondirent sur le reste et sabrèrent
les fuyards l’un après l’autre. Les arbres étaient désormais tout près, ils les
avaient atteints en diagonale. Le trompette de l’escadron sonnait le ralliement
pour rassembler les hussards dispersés. Frédéric était sur le point de tirer
sur les rênes pour faire demi-tour. C’est alors qu’il regarda sur sa gauche et
qu’il les vit.
*
Ils sortaient du bois en une ligne compacte. C’était une
centaine de cavaliers portant veste verte et shako noir galonné d’or. Chacun
d’eux tenait, plantée sur l’étrier gauche, une longue lance ornée d’une petite
flamme rouge. Ils demeurèrent un moment immobiles et majestueux sous la pluie,
comme s’ils contemplaient le champ de bataille où venait d’être tués un
demi-millier de leurs compatriotes. Puis une trompette retentit, suivie de cris
de guerre, et la ligne de cavaliers baissa les lances avant de se lancer au
galop, comme des diables assoiffés de vengeance, chargeant de côté l’escadron
de hussards éparpillé.
Le sang de Frédéric se glaça dans ses veines tandis que de
sa gorge jaillissait un cri d’angoisse. Les deux hussards voisins, qui
s’étaient retournés en entendant la trompette ennemie, éperonnèrent leurs
chevaux dont les jambes postérieures glissèrent sur la boue, et piquèrent des
éperons pour s’éloigner à toute allure.
De tous côtés, les hussards faisaient volte-face et se
retiraient dans la plus totale confusion. Une partie de la ligne des cavaliers
espagnols atteignit un groupe important dont les montures fatiguées étaient
incapables de maintenir la distance devant ceux qui étaient à présent les
poursuivants, nantis de chevaux frais et de lances contre lesquelles les sabres
ne pouvaient rien. Le choc fut bref et décisif. Les lanciers embrochèrent leurs
adversaires qui tombèrent dans un amoncellement d’hommes et de chevaux mêlés.
Des hussards qui gardaient encore leurs carabines ou leurs pistolets chargés,
montés ou pied à terre, faisaient feu sur les cavaliers qui balayaient la
campagne comme une vague déchaînée, comme une faux mortelle éliminant sur son
passage tout signe de vie. Désemparé, ne sachant encore quel parti prendre,
Frédéric vit la ligne de lanciers atteindre le milieu de l’escadron, et le
drapeau, d’abord agité en l’air, s’abattre ensuite au milieu d’une forêt de
lances. Il ne put rien distinguer de plus, car un parti de lanciers se sépara
du gros de la formation et se jeta sur les huit ou dix hussards encore
dispersés aux alentours, à l’écart des débris de l’escadron. Frédéric eut
l’impression de se réveiller d’un rêve ; un frisson de terreur
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