Le Journal D'Anne Frank
transformer en une petite vieille ennuyeuse. Nos vieux, eux, ne risquent plus grand-chose de ce côté-là.
Pour donner un exemple édifiant, le discours de ce Winston Churchill si cher à nos cœurs est idéal.
Neuf heures, dimanche soir. Le thé est tenu au chaud sur la table, les invités entrent dans la pièce. Dussel s’installe à gauche de la radio, Monsieur devant, Peter à côté. Maman près de Monsieur, Madame derrière. Margot et moi tout au fond et Pim à table. Je constate que je ne décris pas très clairement notre disposition, mais en fin de compte nos places n’ont pas tellement d’importance. Les messieurs fument comme des pompiers, Peter, à force de se concentrer pour mieux écouter, a les yeux qui se ferment, Maman dans un long négligé foncé et Madame grelottant à cause des avions qui, sans se soucier du discours le moins du monde, se dirigent d’un vol décidé vers Essen, Papa buvant bruyamment son thé, Margot et moi unies fraternellement par Muschi endormi, qui a jeté son dévolu sur deux genoux différents. Margot a des bigoudis dans les cheveux, je suis vêtue pour la nuit d’une tenue beaucoup trop petite, trop étroite et trop courte.L’atmosphère semble intime, conviviale et paisible, elle l’est d’ailleurs, cette fois-là, pourtant j’attends avec angoisse les réactions au discours. C’est qu’ils ont du mal à se contenir, trépignent d’impatience dans l’attente de la prochaine dispute ! Kss, kss, comme un chat qui attire une souris hors de son trou, ils s’aiguillonnent les uns les autres jusqu’à provoquer la dispute ou la brouille.
Bien à toi,
Anne
1 « Point de la situation sérieuse. » En allemand dans le texte.
2 « Programme des travailleurs. » En allemand dans le texte.
MARDI 28 MARS 1944
Très chère Kitty,
Je pourrais en écrire encore beaucoup sur la politique, mais aujourd’hui, j’ai d’abord un tas d’autres nouvelles à rapporter. Premièrement, Maman m’a en fait interdit d’aller là-haut, car d’après elle, Mme Van Daan est jalouse. Deuxièmement, Peter a invité Margot à venir là-haut avec moi, je ne sais pas si c’est par politesse ou si c’est sérieux. Troisièmement, je suis allée demander à Papa s’il trouvait que je devais me soucier de cette jalousie et il a dit que non. Et maintenant ? Maman est fâchée, m’interdit d’aller là-haut, veut à nouveau me faire travailler ici, avec Dussel ; elle est peut-être jalouse, elle aussi. Papa veut bien nous accorder, à Peter et moi, ces quelques heures et ne voit aucun inconvénient à ce que nous nous entendions si bien. Margot aime Peter aussi, mais a l’impression qu’on ne peut pas parler aussi bien à trois qu’à deux.
Sinon, Maman pense que Peter est amoureux de moi. Pour être honnête, je voudrais que ce soit vrai, à ce moment-là nous serions quittes et pourrions nous atteindre beaucoup plus facilement. En plus, elle dit qu’il me regarde sans arrêt ; il est vrai que nous nous faisons des clins d’œil plus d’une fois, à travers la pièce, et qu’il regarde les fossettes de mes joues, mais je ne peux rien y changer. Non ?
Je suis dans une position très difficile. Je m’oppose à Maman et elle à moi, Papa ferme les yeux devant cette lutte silencieuse. Maman est triste car elle m’aime encore, je ne suis pas triste du tout car je n’ai plus confiance en elle. Et Peter… je ne veux pas renoncer à Peter, il est si doux et je l’admire tant, tout pourrait devenir si beau entre nous, pourquoi faut-il que les vieux mettent encore le nez dans nos affaires ?
Heureusement, j’ai l’habitude de cacher mes émotions et j’arrive d’ailleurs très bien à ne pas laisser transparaître à quel point je l’adore. Va-t-il jamais se déclarer ? Sentirai-je jamais sa joue, comme celle de Petel dans mon rêve ? Oh ! Peter et Petel, vous êtes une seule et même personne ! Eux, ils ne comprennent pas ce qui nous attire tant l’un vers l’autre ! Oh, quand aurons-nous enfin réussi à vaincre les difficultés, et pourtant comme il est bon de les vaincre car la fin n’en est que plus belle. Quand il est allongé, la tête sur les bras et les yeux fermés, il est encore enfant, quand il joue avec Muschi ou parle de lui, il est tendre, quand il porte des pommes de terre ou d’autres choses lourdes, alors il est fort. Quand il va regarder au moment des tirs ou vérifier dans le noir s’il y a
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