Le Journal D'Anne Frank
jamais auparavant, il n’a eu d’ami ou d’amie. A présent, nous nous sommes rencontrés, je ne le connaissais pas non plus, n’avais jamais eu non plus de confident et voilà où nous sommes arrivés… Et revoilà cette question, qui ne me lâche pas : « Est-ce que c’est bien ? » Est-ce bien de céder si vite, d’être si passionnée, aussi passionnée et pleine de désirs que Peter lui-même ? Ai-je le droit, moi, une fille, de me laisser aller ainsi ?
Je ne connais qu’une seule réponse : « J’en ai tant envie… depuis si longtemps, je suis si solitaire et j’ai enfin trouvé une consolation ! »
Le matin, nous sommes normaux, l’après-midi encore à peu près, sauf de temps en temps, mais le soir le désir accumulé dans la journée, le bonheur et les délices de toutes les fois précédentes prennent le dessus et nous ne pensons plus que l’un à l’autre. Chaque soir, après le dernier baiser, je voudrais me sauver en courant, ne plus le regarder au fond des yeux, me sauver, me sauver, dans le noir et toute seule ! Et qu’est-ce qui m’attend, quand j’ai descendu les quatorze marches ? La lumière crue, des questions par-ci et des rires par-là, je dois agir et ne rien laisser voir. Mon cœur est encore trop tendre pour repousser aussitôt un choc comme celui d’hier soir, Anne la douce vient trop rarement et, de ce fait, ne se laisse pas non plus mettre à la porte immédiatement ; Peter m’a touchée, plus profondément que je ne l’avais jamais été dans ma vie, sauf dans mon rêve ! Peter m’a empoignée et m’a retournée à l’intérieur, n’est-il pas normal, pour n’importe quel être humain, d’avoir ensuite besoin de calme pour remettre de l’ordre dans son intérieur ? Oh, Peter, qu’as-tu fait de moi ? Qu’attends-tu de moi ? Où cela nous mène-t-il ? Oh, maintenant je comprends Bep, maintenant, maintenant que j’en passe par là, maintenant je comprends ses doutes ; si j’étais plus âgée et qu’il veuille se marier avec moi, que répondrais-je donc ? Anne, sois franche ! Tu ne serais pas capable de l’épouser, mais laisser tomber, c’est tellement difficile. Peter a encore trop peu de caractère, trop peu de volonté, trop peu de courage et de force. C’est encore un enfant, pas plus âgé que moi intérieurement ; il ne cherche que la paix et le bonheur. N’ai-je vraiment que quatorze ans ? Ne suis-je vraiment encore qu’une écolière godiche ? Suis-je encore vraiment si inexpérimentée en toutes choses ? J’ai plus d’expérience que les autres, j’ai vécu quelque chose que personne ou presque ne connaît à mon âge.
J’ai peur de moi-même, j’ai peur, dans mon désir, de m’abandonner trop vite, comment cela pourra-t-il marcher, plus tard, avec d’autres garçons ? Oh, c’est difficile, on se retrouve avec le cœur et la raison, chacun doit parler à son heure, mais suis-je vraiment sûre d’avoir bien choisi cette heure ?
Bien à toi,
Anne M. Frank
MARDI 2 MAI 1944
Chère Kitty,
Samedi soir, j’ai demandé à Peter s’il est d’avis que je dois parler un peu de nous à Papa, et après avoir un peu tergiversé il a trouvé que oui : j’étais contente, cela témoigne de la qualité de ses sentiments. Dès que je suis redescendue je suis allée chercher de l’eau avec Papa, nous étions encore dans l’escalier quand je lui ai dit : « Papa, tu comprends sans doute que quand Peter et moi sommes ensemble, nous ne nous asseyons pas à un mètre l’un de l’autre, c’est mal, tu crois ? » Papa n’a pas répondu tout de suite, puis il a dit : « Non, je ne trouve pas ça mal, mais ici, dans cet espace restreint, il faut être prudente, Anne. » Il a ajouté autre chose dans le même esprit, puis nous sommes remontés.
Dimanche matin il m’a appelée et m’a dit : « Anne, j’ai réfléchi encore une fois à la question (je commençais déjà à avoir peur !), ici à l’Annexe ce n’est pas une bonne chose à vrai dire, je croyais que vous n’étiez que des camarades, Peter est amoureux ?
— Absolument pas, répondis-je.
— Oui, tu sais que je vous comprends très bien, mais il faut que tu gardes tes distances ; ne va pas trop souvent là-haut, ne l’encourage pas plus qu’il n’est nécessaire. Dans ces affaires, l’homme est toujours l’élément actif, la femme peut le retenir. Dehors, quand on est libre, c’est tout différent,
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