Le Journal D'Anne Frank
vient d’avoir vingt-quatre ans et elle s’en préoccupe beaucoup.
Maman a dit qu’elle aurait préféré que Bep se mette d’abord en ménage avec lui, je n’en sais rien, j’ai pitié de Bep et comprends qu’elle se soit sentie si seule. Le mariage, de toute façon, il n’en est pas question avant la fin de la guerre, puisque Bertus vit dans la clandestinité ou plutôt évite le travail forcé, et en plus, ni l’un ni l’autre n’a un sou de côté ou un trousseau. Quelle triste perspective pour Bep, à qui nous souhaitons tous tant de bonheur. J’espère que Bertus finira par changer sous son influence ou que Bep trouvera un autre mari, un homme gentil qui l’apprécie à sa juste valeur !
Bien à toi,
Anne M. Frank
Le même jour.
Chaque jour du nouveau, ce matin Van Hoeven a été arrêté, il hébergeait deux juifs chez lui. C’est un coup dur pour nous, non seulement parce que ces pauvres juifs se retrouvent au bord du gouffre, mais parce que c’est affreux pour Van Hoeven. Ici, c’est le monde à l’envers, les gens les plus respectables sont envoyés dans des camps de concentration, des prisons, et des cellules isolées, et la racaille règne sur jeunes ou vieux, riches ou pauvres. Les uns se font prendre à cause du marché noir, les autres à cause des juifs ou d’autres clandestins, personne ne sait ce qui arrivera demain s’il n’est pas membre du N.S.B.
Pour nous aussi, Van Hoeven est une grande perte. Bep ne peut pas, et ne doit pas, charrier ces quantités de pommes de terre, il ne nous reste plus qu’à manger moins. Comment nous allons nous y prendre, je t’en parlerai, mais cela ne va rien arranger à la situation. Maman dit que nous ne prendrons plus du tout de petit déjeuner le matin, que nous aurons des flocons d’avoine et du pain à midi, des pommes de terre sautées le soir et, éventuellement, une ou deux fois par semaine des légumes ou de la salade, nous n’aurons rien de plus.
Nous allons avoir faim, mais rien n’est pire que d’être découvert.
Bien à toi,
Anne M. Frank
VENDREDI 26 MAI 1944
Très chère Kitty,
Enfin, enfin j’ai le temps de m’asseoir tranquillement à ma petite table, devant l’entrebâillement de la fenêtre, et de tout, tout te raconter.
Je n’ai jamais été aussi malheureuse depuis des mois, même après le cambriolage je n’étais pas à ce point brisée, physiquement et mentalement. D’un côté Van Hoeven, le problème des juifs dont on discute amplement, dans toute la maisonnée, le débarquement qui ne vient pas, la mauvaise nourriture, la tension, le découragement ambiant et la déception par rapport à Peter, d’un autre côté les fiançailles de Bep, la fête de la Pentecôte, les fleurs, l’anniversaire de Kugler, les gâteaux, les histoires de chansonniers, de films et de concerts. Ce décalage, cet énorme décalage est toujours présent, un jour nous rions du comique de la situation, mais le jour suivant et beaucoup d’autres jours, nous avons peur, l’angoisse, la tension et le désespoir se lisent sur nos visages. Miep et Kugler subissent le plus gros de la charge que nous présentons, nous et tous les clandestins, Miep dans son travail, et Kugler car parfois il a du mal à supporter la responsabilité colossale de notre survie à tous les huit, et n’arrive presque plus à parler tant il essaie de contrôler ses nerfs et son excitation. Kleiman et Bep s’occupent bien de nous, eux aussi, très bien même, mais il leur arrive d’oublier l’Annexe, même si ce n’est que pour quelques heures, un jour ou peut-être deux. Ils ont leurs propres soucis, Kleiman se préoccupe de sa santé, Bep de ses fiançailles dont la perspective n’est pas très réjouissante, et à côté de ces soucis, ils ont aussi leurs sorties, leurs invitations, toute leur vie de gens normaux, pour eux la tension disparaît parfois, même si ce n’est qu’un court instant, pour nous elle ne disparaît jamais, et cela depuis deux ans ; combien de temps encore va-t-elle maintenir sur nous son emprise oppressante, toujours plus étouffante ?
Les tuyaux d’évacuation sont encore bouchés, nous ne pouvons pas faire couler l’eau ou alors seulement au goutte à goutte, nous ne devons pas utiliser les W.C. ou bien nous devons prendre une brosse, l’eau sale est conservée dans un grand pot en grès. Pour aujourd’hui, nous pouvons nous débrouiller, mais qu’allons-nous faire si le
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