Le Journal D'Anne Frank
que je ne suis pas du genre ronchonneur, je finirais par maigrir et ne plus pouvoir conserver ma bonne humeur. Le plus souvent, je considère ces sermons sous l’angle humoristique, mais j’y réussis mieux quand c’est quelqu’un d’autre qui en prend pour son grade, et non pas moi qui en fais les frais.
D’autre part, j’ai décidé (après mûre réflexion) de laisser un peu tomber la sténo. D’abord pour pouvoir consacrer encore plus de temps à mes autres matières et en second lieu à cause de mes yeux, car c’est une vraie catastrophe. Je suis devenue très myope et devrais avoir des lunettes depuis longtemps (ouh, de quelle chouette j’aurais l’air !), mais bon, avec les clandestins, tu sais… Hier, toute la maisonnée n’avait qu’un sujet de conversation, les yeux d’Anne, parce que Maman avait suggéré d’envoyer Mme Kleiman avec moi chez l’oculiste. Cette proposition m’a fait chanceler un instant sur mes jambes, car ce n’est pas une mince affaire. Dans la rue. Rends-toi compte. Dans la rue. C’est inimaginable. Au début, c’était la panique, puis je me suis sentie toute joyeuse. Mais les choses n’étaient pas si simples, car les diverses autorités qui ont à décider d’une telle initiative n’arrivaient pas à se mettre d’accord si rapidement. Il fallait d’abord peser toutes les difficultés et tous les risques, même si Miep voulait se mettre en route avec moi sans plus tarder. Je sortais déjà mon manteau gris de la penderie, mais il était si serré qu’il avait l’air d’appartenir à ma petite sœur. L’ourlet était décousu et le manteau ne boutonne plus. Je suis vraiment curieuse de voir la suite des événements, mais je pense que le projet sera abandonné, car entre-temps, les Anglais ont débarqué en Sicile et Papa s’attend de nouveau à un « dénouement rapide ».
Bep nous donne beaucoup de tâches de bureau à faire, à Margot et à moi, nous nous sentons toutes les deux importantes et cela l’aide beaucoup. Classer de la correspondance et remplir le livre des ventes est à la portée de tous, mais nous le faisons avec une exactitude scrupuleuse. Miep est toujours chargée comme un baudet, elle ne fait que traîner des paquets. Presque tous les jours, elle réussit à dénicher quelque part des légumes, qu’elle apporte sur son vélo, dans de grands cabas. C’est elle encore qui, chaque samedi, nous apporte cinq livres de bibliothèque. Nous attendons toujours le samedi, le jour des livres, avec impatience, comme des petits enfants qui vont avoir un cadeau. Les autres gens ne savent pas tout ce que les livres représentent quand on est enfermé. La lecture, l’étude et la radio, voilà nos seules distractions.
Bien à toi,
Anne
MARDI 13 JUILLET 1943
La meilleure table
Hier après-midi, j’avais demandé à Dussel, avec la permission de Papa, s’il voulait bien avoir l’obligeance d’accepter (poli, non ?) que je puisse faire usage de notre petite table deux après-midi par semaine, de quatre heures à cinq heures et demie. De deux heures et demie à quatre heures, j’y suis tous les jours, pendant que Dussel fait la sieste, et le reste du temps, chambre et table sont son domaine réservé. A côté, dans notre pièce commune, il y a beaucoup trop de monde l’après-midi, on ne peut pas y travailler, et d’ailleurs à ce moment-là, Papa aime bien aussi se tenir à son bureau. J’avais donc de bonnes raisons et ma question était de pure politesse. Mais que crois-tu que le savant docteur Dussel a répondu ? « Non. » Un non sec et catégorique.
J’étais indignée et je ne me suis pas laissé démonter, et lui ai donc demandé les raisons de ce « non ». Mais bien mal m’en a pris. Voici la salve que j’ai déclenchée :
« Moi aussi je dois travailler, si je ne peux pas le faire l’après-midi, il ne me reste absolument plus de temps, j’ai mon travail à terminer, sinon je l’aurai commencé pour rien, ton travail à toi n’a rien de sérieux, à quoi ça ressemble, cette mythologie, tricoter ou lire non plus ce n’est pas travailler, je suis à cette table et j’y resterai ! » Je lui ai répondu : « Monsieur Dussel, mon travail est parfaitement sérieux, à côté je ne peux pas travailler l’après-midi, et je vous demande respectueusement de reconsidérer ma demande ! » Sur ces mots, Anne, offensée, a tourné les talons et fait comme si le savant docteur n’était
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