Le Journal D'Anne Frank
fais tous mes efforts pour ne pas lui courir après et pour lui parler le moins possible, mais c’est très difficile ! Qu’est-ce donc qui le détourne souvent de moi et qui l’amène souvent vers moi ? Peut-être que je vois les choses plus sombres qu’elles ne sont en réalité, peut-être qu’il a ses sautes d’humeur, lui aussi, peut-être que demain tout ira bien de nouveau !
Le plus difficile, quand je me sens mal et que j’ai du chagrin, est de faire bonne figure. Il faut parler, rendre service, être avec les autres et surtout avoir l’air gai ! Ce qui me manque le plus, c’est la nature et un endroit où je peux être seule aussi longtemps que je le veux ! Je crois que je mélange tout, Kitty, mais il faut dire que je suis en pleine confusion : d’un côté le désir d’être avec lui me rend folle, c’est à peine si je peux entrer dans la pièce sans le regarder, et d’un autre côté je me demande pourquoi il m’importe à ce point, pourquoi je ne me suffis pas à moi-même, pourquoi je ne peux pas retrouver mon calme !
Jour et nuit, tant que je suis éveillée, je passe mon temps à me demander : « Est-ce que tu l’as importuné ? Es-tu trop souvent là-haut ? Parles-tu trop souvent de choses sérieuses, qu’il ne peut pas encore aborder? Il ne te trouve peut-être pas du tout sympathique ? Toute l’affaire n’était peut-être que le fruit de ton imagination ? Mais pourquoi, alors, t’a-t-il tant parlé de lui-même ? Le regrette-t-il maintenant ? » Et une foule d’autres questions.
Hier après-midi, à la suite d’une série de nouvelles tristes venues de l’extérieur, j’étais tellement brisée que je me suis étendue sur mon divan pour dormir. Je ne voulais que dormir, pour ne pas réfléchir. J’ai dormi jusqu’à quatre heures, puis j’ai dû aller dans notre pièce. Il m’a été très difficile de répondre à toutes les questions de Maman et d’inventer une histoire pour justifier ma sieste aux yeux de Papa. J’ai prétexté la migraine, ce qui n’était pas un mensonge puisque j’avais une migraine… intérieure !
Les gens normaux, des filles normales, des gamines comme moi me trouveraient sans doute timbrée avec mes jérémiades, mais voilà comme je suis, devant toi je dis tout ce que j’ai sur le cœur et le reste de la journée je suis insolente, gaie et culottée autant qu’on peut l’être, pour esquiver toutes les questions et m’irriter intérieurement de moi-même.
Margot est très gentille et aimerait bien être ma confidente, pourtant je ne peux pas tout lui dire. Elle me prend au sérieux, beaucoup trop au sérieux et médite longuement sur sa folle de sœur, me lance un regard inquisiteur à chacune de mes paroles et se demande chaque fois : « Est-ce qu’elle joue la comédie ou bien pense-t-elle vraiment ce qu’elle dit ? » Tout cela parce que nous sommes constamment ensemble et que je serais incapable d’avoir ma confidente constamment autour de moi.
Quand sortirai-je de ce fouillis de pensées, quand le calme et la paix reviendront-ils en moi ?
Bien à toi,
Anne
MARDI 14 MARS 1944
Chère Kitty,
Il sera peut-être amusant pour toi (pour moi, pas le moins du monde) d’apprendre ce que nous allons manger aujourd’hui. Pour l’instant, comme la femme de ménage travaille en bas, je suis chez les Van Daan assise à la table recouverte de sa toile cirée, je tiens serré devant ma bouche et contre mon nez un mouchoir imbibé d’un parfum odorant, un parfum d’avant la clandestinité. Mais tu ne dois pas y comprendre grand-chose, donc : « Commençons par le commencement. »
Comme nos fournisseurs de tickets ont été arrêtés, nous n’avons, en dehors de nos cinq cartes d’alimentation « noires », plus de tickets ni de graisse. Comme Miep et Kleiman sont de nouveaux malades, Bep ne peut sortir faire des courses et comme toute l’atmosphère est à la morosité, la nourriture l’est aussi. A partir de demain nous n’aurons plus un gramme de graisse, de beurre ou de margarine. Au petit déjeuner, nous ne prenons plus de pommes de terre sautées (économie de pain) mais des flocons d’avoine et comme Madame croit que nous mourons de faim, nous avons acheté un supplément de lait entier. Notre déjeuner d’aujourd’hui se compose de potée de chou frisé, du tonneau. De là aussi les mesures de prévention avec le mouchoir. C’est incroyable ce que du chou, âgé
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