Le Journal D'Anne Frank
pas vraiment, j’ai dépassé ce stade, je ne peux pas me contenter de batifoler, une petite part de moi conserve toujours son sérieux.
Je vois ma vie jusqu’au Nouvel An 1944 comme à travers une loupe puissante. Quand nous étions encore chez nous, cette vie ensoleillée, puis en 1942 l’arrivée ici, le passage sans transition, les querelles, les accusations ; je n’arrivais pas à comprendre, j’étais submergée et je ne connaissais rien d’autre que l’insolence pour garder une contenance. La première moitié de 1943, mes crises de larmes, la solitude, la lente prise de conscience de tous mes torts et de tous mes défauts, qui sont si grands et qui me paraissaient deux fois plus grands encore. Dans la journée, j’oubliais mes problèmes en parlant, j’essayais de rapprocher Pim de moi, je n’y réussissais pas, je me retrouvais seule devant une tâche difficile, me rendre telle que je n’aie plus à entendre de reproches, car ils me déprimaient et me plongeaient dans un affreux abattement.
La seconde moitié de l’année fut un peu meilleure, je suis entrée dans l’âge ingrat, on me considérait plus comme une adulte. J’ai commencé à penser, à écrire des histoires et je suis parvenue à la conclusion que les autres n’avaient plus à s’occuper de moi, ils n’avaient pas le droit de me tirer à droite et à gauche comme une pendule à balancier, j’entendais me réformer moi-même selon ma propre volonté. J’ai compris que je peux me passer de Maman, entièrement et totalement, constatation douloureuse, mais une chose qui m’a blessée encore plus fort, c’est que je voyais bien que Papa ne serait jamais mon confident. Je ne me confiais plus à personne d’autre qu’à moi-même. Après le Nouvel An, deuxième grand changement, mon rêve… c’est ainsi que j’ai découvert mon besoin d’un garçon ; pas d’une amie fille, mais d’un ami garçon. Découvert aussi le bonheur en moi et ma cuirasse de superficialité et de gaieté. Mais de temps à autre je retombais dans le silence. A présent je ne vis plus que pour Peter, car c’est de lui que dépendra pour une large part ce qu’il adviendra désormais de moi !
Et le soir, lorsque je suis couchée et que je termine ma prière par ces mots : « Je te remercie pour tout ce qui est bon, aimable et beau », alors je me sens emplie d’une jubilation intérieure, je pense à « ce qui est bon » dans la clandestinité, dans ma santé, dans tout mon être, à « ce qui est aimable » en Peter, ce qui est encore petit et fragile et que tous deux nous n’osons encore nommer, cet amour, l’avenir, le bonheur. « Ce qui est beau » et qui veut dire le monde. Le monde, la nature et l’ample beauté de tout, de toutes les belles choses ensemble. Alors, je ne pense pas à toute la détresse, mais à la beauté qui subsiste encore. C’est là que réside pour une grande part la différence entre Maman et moi. Le conseil qu’elle donne contre la mélancolie est : « Pense à toute la détresse du monde et estime-toi heureuse de ne pas la connaître. » Mon conseil à moi, c’est : « Sors, va dans les champs, dans la nature et au soleil, sors et essaie de retrouver le bonheur en toi ; pense à toute la beauté qui croît en toi et autour de toi et sois heureuse ! »
A mon avis, la phrase de Maman ne tient pas debout, car que doit-on faire quand on connaît soi-même la détresse ? On est perdu. En revanche, je trouve que dans n’importe quel chagrin, il subsiste quelque chose de beau, si on le regarde, on est frappé par la présence d’une joie de plus en plus forte et l’on retrouve soi-même son équilibre. Et qui est heureux rendra heureux les autres aussi, qui a courage et confiance ne se laissera jamais sombrer dans la détresse.
Bien à toi,
Anne M. Frank
MERCREDI 8 MARS 1944
Margot et moi nous sommes envoyé quelques petits messages, seulement pour rire, bien sûr.
Anne : « Bizarre, hein, les événements de la nuit ne me reviennent en mémoire que beaucoup plus tard, voilà que je me rappelle tout à coup que M. Dussel a beaucoup ronflé cette nuit (maintenant il est trois heures moins le quart, mercredi après-midi, et M. Dussel ronfle de nouveau, et c’est pourquoi je m’en suis souvenue, naturellement) et que, quand j’ai dû aller sur le pot, j’ai fait exprès un peu plus de bruit pour mettre un terme à ces ronflements. »
Margot : « Qu’est-ce
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