Le Journal D'Anne Frank
probablement de quelques années, peut puer ! L’odeur qui flotte dans la pièce est un mélange de prunes avariées, de produit de conservation piquant et de dix œufs pourris. Pouah, l’idée même de devoir manger cette saleté me lève le cœur !
Pour tout arranger, nos pommes de terre ont contracté des maladies si singulières qu’un seau de pommes de terre sur deux aboutit dans le poêle. Nous nous amusons à identifier les différentes maladies et sommes parvenus à la conclusion que le cancer, la variole et la rougeole apparaissent à tour de rôle. Ah, ce n’est pas drôle de devoir vivre caché en cette quatrième année de guerre. Vivement que toutes ces bêtises se terminent !
Pour parler franc, je ne m’en ferais pas trop pour la nourriture, si le reste était un peu plus gai. Mais voilà le problème, cette vie monotone commence à nous rendre tous sinistres. Voici l’opinion de cinq clandestins adultes sur la situation actuelle (les enfants ne sont pas autorisés à avoir une opinion et pour cette fois je m’y suis tenue).
Madame Van Daan :
Il y a longtemps que l’emploi de princesse des fourneaux a cessé de me plaire. Rester assise sans rien faire m’ennuie. Donc je me remets à la cuisine, mais je ne peux pas m’empêcher de maugréer : « Pas moyen de cuisiner sans graisse, toutes ces mauvaises odeurs me donnent la nausée. Pour prix de ma peine, je n’ai qu’ingratitude et criailleries, je suis toujours la bête noire de tout le monde, on me met tout sur le dos. » Quant au reste, je suis d’avis que la guerre ne fait pas beaucoup de progrès, les Allemands finiront encore par remporter la victoire. J’ai une peur bleue de nous voir mourir de faim et j’injurie tout le monde quand je suis de mauvaise humeur.
Monsieur Van Daan :
J’ai besoin de fumer, fumer, fumer, alors la nourriture, la politique, l’humeur de Kerli, tout devient insupportable. Kerli est bien gentille. Si je n’ai rien à fumer, j’en tombe malade, alors il me faut de la viande, alors notre vie est trop dure, rien n’est assez bon, et il s’ensuit à coup sûr une dispute retentissante. Cette pauvre Kerli est vraiment d’une bêtise consternante.
Madame Frank :
Je n’attache pas tant d’importance à la nourriture, mais j’aurais bien envie d’une petite tranche de pain de seigle, parce que je meurs de faim. Si j’étais Mme Van Daan, il y a longtemps que j’aurais mis le holà à la perpétuelle tabagie de monsieur. Mais là, il me faut absolument une cigarette, parce que j’ai la tête à l’envers. Les Van Daan sont des gens insupportables ; les Anglais font beaucoup d’erreurs mais la guerre progresse, j’ai besoin de parler et je dois m’estimer heureuse de ne pas être en Pologne.
Monsieur Frank :
Tout va bien, besoin de rien. Du calme, nous avons le temps. Qu’on me donne mes pommes de terre, et je me tais. Vite, mettons un peu de ma part de côté pour Bep. La politique suit un cours excellent, je suis tout à fait optimiste !
Monsieur Dussel :
Il faut que j’arrive à faire mon travail, que je termine tout en son temps. La politique va à la berveczion, il est imbozible qu’on se fasse prendre. Moi, moi, moi… !
Bien à toi,
Anne
JEUDI 16 MARS 1944
Chère Kitty,
Pf… ouf, me voilà délivrée un moment des sombres prédictions ! Aujourd’hui, je n’entends que des : si ceci ou cela arrive, alors nous aurons tel ou tel problème, et si un tel tombe malade lui aussi, nous serons seuls au monde, et si alors… enfin tu sais la suite, du moins je présume que depuis le temps tu connais suffisamment les gens de l’Annexe pour être capable de deviner leurs conversations.
La cause de ces si, si, est que M. Kugler a été convoqué pour aller retourner la terre pendant six jours, que Bep a un rhume de chien et devra probablement rester chez elle demain, que Miep n’est pas encore guérie de sa grippe et que Kleiman a eu une gastrorragie avec syncope. Enfin, une vraie litanie de plaintes pour nous !
La première chose que Kugler doit faire, à notre avis, c’est d’aller voir un médecin digne de confiance, de se faire établir un bon certificat et de le présenter à la mairie de Hilversum. Les magasiniers ont reçu pour demain un jour de congé, Bep sera donc seule au bureau. Si jamais (encore un) Bep reste chez elle, la porte sera fermée à clé et nous devrons observer un silence total pour que Keg ne nous entende pas,
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