Le kabbaliste de Prague
en témoigner. Si Dieu
ne nous accompagne pas jusqu’au moment d’embrasser nos petits-enfants, tu
pourras le dire : Jacob Horowitz et Isaac Cohen l’ont voulu.
— Et ils ont été assez sages pour que le
Saint-béni-soit-Il le leur accorde.
Tout cela murmuré entre les deux compères avec une agitation
extrême, une excitation de bonheur qui les faisait grimacer, portant Jacob dans
une exubérance que je ne lui avais jamais connue. J’en restai sidéré. Mon
visage ne dut pas montrer l’enthousiasme qu’ils attendaient.
Leurs sourcils se froncèrent en même temps.
— Qu’y a-t-il ?
— Vos enfants ne sont pas nés, mes amis.
— Et alors ? Tu ne nous crois pas capables de
faire en sorte que Vögele et Rebecca les enfantent ?
— Bien sûr que si. Mais qui vous dit que l’Éternel vous
accordera un fils et une fille et non pas deux filles ? Ou deux
garçons ?
Leurs froncements de sourcils s’effacèrent d’un coup. L’un
et l’autre rirent de bon cœur.
— David Gans, c’est cela, la promesse ! Nous nous
faisons cette promesse, et Dieu, s’il nous en juge dignes, nous l’accordera.
Le visage rond d’Isaac était beau à voir. La moquerie qui
frémissait dans la barbe de Jacob me fit rougir. J’inclinai le front.
— Ah, mes amis, pardon de n’avoir pas compris. Me voilà
déjà chargé comme un âne pour le prochain Kippour.
Aujourd’hui où je contemple le passé ainsi que l’oiseau
découvre sous ses ailes l’ordonnancement des champs et des chemins, je vois les
origines et les achèvements. Je sais l’enlacement des causes, ces décisions et
ces choix qui creusent, plus étroit au cours de nos ans, le sillon de nos vies.
J’ai appris comment les plus grands bouleversements,
magnifiques ou terribles, trouvaient leur source dans un incident insignifiant,
ordinaire et vite oublié. Et la vérité, il me faut la dire la plus profonde
semence qui conduisit notre Maître, le MaHaRaL, vingt-cinq années plus tard, à
affronter l’impossible et à tirer au grand jour l’inouï, fut plantée en cet instant.
Oh, il y aurait tout autant de vanité à affirmer
aujourd’hui, après quatre longs siècles, que j’ai eu à ce moment conscience des
tumultes et des prodiges à venir. Pourtant, tandis que je baissais la tête pour
saluer la joie de mes amis, un souffle aigre effleura ma nuque. Un souffle que
je connaissais. Cette haleine du doute et de la crainte qui nous frôle lorsque
nous exigeons du Temps, ainsi que des enfants capricieux, un salut qui
n’appartient qu’à la course de l’Univers.
N’était-ce pas folie d’engager la félicité d’un homme et
d’une femme dont les cœurs ne battaient pas encore ? N’était-ce pas vanité
de vouloir diriger l’ordre futur ?
N’était-ce pas oublier que la force et le pouvoir de faire
grandir et s’épanouir ne revenaient qu’à Celui qui a dit : « Que la
lumière soit ! », et la lumière fut ?
Cependant je cédai devant l’enchantement mutuel d’Isaac et
de Jacob. Ma bouche s’accorda à leur plaisir. Je m’en donnais de bonnes
raisons. Isaac était un homme sage et savant. Jacob plus sage et plus savant
encore. L’un autant que l’autre étaient des hommes pieux, pas moins attentifs
que moi au jugement de l’Éternel. Et leur promesse n’était-elle pas, aussi,
celle de leur pureté ? Une foi pure dans la bonté de l’Éternel et le soutien
de Sa Providence ? Je ne devais pas juger, seulement applaudir et admirer.
Sornettes et dissimulation !
Mon silence possédait des motifs moins nobles et moins
modestes. Qu’Isaac et Jacob me choisissent pour témoin de leur bonheur me
flattait.
Notre amitié ne connaissait pas un long passé. Leur
confiance, celle d’Isaac surtout, m’était chère. Elle attisait mon espoir
d’attirer sur moi la bienveillance ombrageuse de son beau-père, mon nouveau
Maître, le MaHaRaL.
Je ne fréquentais la yeshiva de rabbi Lœw que depuis vingt
mois. Je venais de Cracovie, où le Rema, l’éminent Juste rabbi Moïse Isserles,
m’avait accueilli, douze ans plus tôt, avec la patience d’un père. Que sa
mémoire soit bénie !
Douze années de studieuse félicité. Torah, Mishna, Guemara,
lois de l’astronomie et mathématiques d’Euclide, chemins de la philosophie
d’Aristote… Le Rema était un puits de savoir. Sous son aile, j’avais approché
les secrets profonds du ciel obscur qui, plus que tout, éclairent notre foyer
comme nos
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