Le kabbaliste de Prague
disperser.
Mais le Verbe, lui, est immortel. Il n’a succombé à aucune
fureur, n’a été brisé par aucune masse. Aucun bûcher, même parmi les plus
déments de siècles riches en massacres, ne l’a consumé. Il est venu avec
l’esprit de l’humain, pas avec sa chair. Et jamais, jamais depuis le premier
jour, il ne s’est tu.
Voilà : rien ne se crée hors du Verbe, tout succombe à
sa présence. Ils sont faibles, ceux qui l’ignorent ; ils sont grands, ceux
qui savent s’incliner devant ce pouvoir. Humains, simples humains, nous croyons
que seule la chair engendre la chair. Aveuglement, ignorance ! Le souffle,
les battements d’un cœur gorgé de sang sont tout autant le fruit des mots que
l’Éternel a placés dans nos bouches.
Ô, lecteurs, je le devine, beaucoup parmi vous arborent le
sourire de l’incrédulité ! Permettez qu’avant de me lancer dans la grande
histoire qui nous rassemble je vous en conte une petite, ainsi qu’avant le fort
de la fête on esquisse un pas de danse entre amis.
Le Talmud (Sanhédrin 65b) raconte que rav Hanina et rav
Oshaya vivaient retirés dans l’étude. Ils étaient accoutumés à perdre, les
veilles de shabbat, toute notion des réalités humaines en étudiant jusqu’à
l’agonie les rouleaux du Sefer Yetsirah, le Livre de la Création. Bientôt, les veilles de shabbat ne suffirent plus à leur passion. Ils lui
accordèrent les jours ordinaires. Puis les nuits ordinaires. Sans cesse ils
lisaient, apprenaient, méditaient. Effaçant de leur conscience leur poids de
chair et d’os, ils ne considéraient que la maigreur de leur apprentissage. Dès
qu’ils dormaient ou s’accordaient un menu temps de divertissement, il leur
fallait ensuite redoubler d’efforts. Ils ne se rendaient pas compte que la
maigreur de leur corps était bien pire que celle de leur sagesse. La famine
commença à les épuiser. La peau de leur visage et de leur cou n’était qu’un
parchemin plus dur que les pages du Sefer Yetsirah. Leurs rides si creusées
devenaient un sillon au cœur du désert. Encore un shabbat et le souffle leur
serait retiré. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient plus la force de partir en
quête de nourriture.
Rav Hanina déclara :
— Le Tout-Puissant a dit : « J’ai placé Mes
mots dans ta bouche. » Les paroles qui franchissent des lèvres pures
engendrent la Vie. J’ai faim, il me faut l’admettre. Que risquons-nous à faire
naître un veau avec nos mots, qui sont le Verbe de l’Éternel, sinon d’apprendre
ce qu’il en est de la pureté de nos lèvres ?
Rav Oshaya répondit :
— Notre sottise et notre punition sont de ne pas y
avoir songé plus tôt !
À eux deux, d’une même voix, ils prononcèrent les paroles
nécessaires. Et voilà. Un veau de trois ans, au poil dru et à l’œil étonné, se
dressa devant eux.
Rav Oshaya et rav Hanina, quoique l’espérant, en furent
sidérés. Malgré leur grand état de faiblesse, ils se levèrent, s’approchèrent
du veau, qui n’était pas farouche. Ils lui palpèrent l’encolure, les flancs, la
croupe. Tout était bien réel et délicieusement comestible. Le grand savoir de
la Kabbale allait les rassasier. Ils s’accordèrent le temps d’un festin.
Cette histoire, je l’ai lue il y a bien longtemps. J’en
souriais comme vous en souriez, lecteurs.
Je n’y croyais qu’à demi. J’y songeais, non comme à une
réalité possible de notre monde, mais comme à ce que les rhéteurs grecs ont
appelé une parabole. Des mots au poids d’une image. Une apparence de
mots ne contenant que l’ombre de leur pouvoir.
J’ignorais que la volonté de l’Éternel me ferait bientôt
témoin d’un prodige plus stupéfiant, d’une preuve du pouvoir du Verbe d’une
puissance si inouïe qu’aujourd’hui encore on en craint le mystère.
Un prodige qui a donné direction et sens à toute mon
existence et qui en a fait ce qu’elle est aujourd’hui : l’éternité de la
parole, qui est aussi notre mémoire et notre vie à venir.
Un être de mots, voilà ce qu’est désormais David Gans.
Certains peuvent s’enorgueillir de leur découverte, de leur
création. Je n’ai pour fierté que l’étendue de ma souvenance. Moi, je suis le
témoin. Le passeur et le voyageur de la mémoire. Je porte la grandeur des
autres et parfois fais en sorte qu’elle ne sombre pas dans le néant de votre
indifférence…
Chaque jour me semble assez lourd pour être le dernier,
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