Le kabbaliste de Prague
saviez qu’avant de devenir un
voleur de grand chemin, Staline était passé chez les curés ?
On devisa ainsi jusqu’à l’atterrissage. Je ne fus pas
surpris quand Volochine m’annonça qu’il viendrait m’écouter à l’une de mes
conférences. Il me convia fermement à dîner avec lui et quelques-uns de ses
vieux camarades. Ils m’invitaient dans un bon restaurant et je leur raconterais
des histoires…
Ainsi sont la gentillesse et la grande cordialité russes. Il
était difficile de refuser. De plus, j’étais assez curieux de rencontrer ces
hommes, probablement tous bons gardiens de la mémoire marxiste et anciens
combattants des campagnes soviétiques, prêts à écouter mes contes.
Trois jours plus tard, j’entrai dans un restaurant proche du
Kremlin. J’eus un choc en découvrant Volochine et ses compagnons sanglés dans
leurs uniformes, la poitrine couverte de médailles, comme au bon vieux temps.
Lorsque je tendis la main pour saluer, on me ficha un verre
de vodka entre les doigts et nous trinquâmes d’un sonore Na zdarovie !
On était au milieu du repas lorsque, sans trop y réfléchir
et pour meubler une conversation qui lanternait un peu, je parlai de Golem.
Quand je me tus, un homme sec, à grosses lunettes de myope
et qui s’était présenté comme étant général, se mit à rire.
— Cela vous semble trop farfelu pour que vous croyiez à
la naissance de Golem par le seul souffle du Verbe ? Qu’il soit celui de
Dieu ou du MaHaRaL ? lui demandai-je.
— Oh non ! Certainement pas. Je crois à votre
Golem d’autant plus que j’en ai vu naître un moi aussi.
— Pardon ?
— Que croyez-vous qu’ait été le prolétariat dans la
pensée de Marx et de Lénine ? Rien d’autre qu’un nouveau Golem. Né du
Verbe, comme vous dites, et tout aussi bien que celui de votre MaHaRaL !
— C’est juste, approuva bruyamment Volochine. Et tu
peux dire que ce Golem-là a échappé aux mains de son créateur, comme celui de
Prague !
J’étais assez stupéfait pour me taire. Mais cette fois la
conversation était lancée. Un autre colonel, petit, le teint mat, une superbe
denture en or sous une moustache très noire, lâcha tout en remplissant nos
verres :
— Le fait est que Marx, Lénine, le MaHaRaL étaient tous
juifs.
— Et alors ?
— Seuls les Juifs croient qu’on peut créer un homme
nouveau avec des mots.
Volochine lorgna vers moi, avec une grimace qui hésitait
entre l’excuse et la complicité.
— Sacha est juif, lui aussi, il sait de quoi il parle.
— Juif ou pas, fit celui qui s’appelait Sacha, j’ai vu
la statue de votre MaHaRaL à Prague.
Il me sourit. La lueur des bougies disposées sur la nappe
rouge caressa ses dents en or.
— Quand ça ? demanda le général.
— Quand veux-tu que ce soit ? La seule fois où je
suis allé à Prague, pardi !
Sacha me servit une louche d’œufs de saumon. Quand il
voulait me parler, il me servait à boire ou à manger.
— Ça ne va pas vous plaire. C’était en 1968…
— Pendant le printemps de Prague ?
— Comme vous dites.
— Dans un de ces chars soviétiques qui envahirent
Prague ?
— Dedans et devant, gloussa Volochine en pointant son
doigt sur la moustache de Sacha. Vous avez devant vous le commandant de la
division blindée qui est arrivée au pied de la statue de Wenceslas.
Volochine n’avait pas l’air mécontent de mettre son camarade
juif dans l’embarras.
Sacha fit briller ses dents en or et haussa les épaules.
— Un soir, j’en ai eu assez d’entendre les insultes
dont les Pragois nous abreuvaient du matin au soir. J’ai enlevé mon uniforme et
je suis allé faire un tour dans le ghetto. Je voulais voir le vieux cimetière
juif. J’en avais entendu parler par mon grand-père.
Il se tut, me reversa de la vodka. But le sien cul sec. Na
zdarovie !
Les autres maintenant se taisaient.
— Une statue bizarre, reprit Sacha. Pas belle. Très
impressionnante. Comme un totem. Et, quand on passe devant… Je sais pas. On
sent quelque chose.
Il voulut me resservir, mais mon verre était encore plein.
— Vous savez qu’Hitler a voulu la détruire ? Mais
Eva Braun craignait une malédiction. Elle s’intéressait à la Kabbale comme les
goyim s’y intéressent : pour le pouvoir.
— Je connais l’histoire de l’opération Golem, dis-je.
— De quoi parlez-vous ? demanda Volochine.
Sacha répondit avant moi.
— On dit que, après Stalingrad,
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