Le Lis et le Lion
reporter l’oriflamme sur l’autel de Saint-Denis. Quelle
pouvait être la raison de cette étrange dérobade de la part du roi
tournoyeur ? Chacun se le demandait. Philippe trouvait-il le temps trop
mouillé pour engager le combat ? Ou bien les prédictions funestes de son
oncle Robert l’Astrologue lui étaient-elles soudain revenues en tête ? Il
déclarait s’être décidé pour un autre projet. L’angoisse, en une nuit, lui
avait fait échafauder un autre plan. Il allait conquérir le royaume
d’Angleterre. Ce ne serait point la première fois que les Français y prendraient
pied ; un duc de Normandie, trois siècles plus tôt, n’avait-il pas conquis
la Bretagne Grande ?… Eh bien ! lui, Philippe, paraîtrait sur ces
mêmes rivages d’Hastings ; un duc de Normandie, son fils, serait à ses
côtés ! Chacun des deux rois ambitionnait donc de conquérir le royaume de
l’autre.
Mais l’entreprise exigeait d’abord
la maîtrise de la mer. Édouard ayant la plus grande partie de son armée sur le
Continent, Philippe résolut de le couper de ses bases, pour l’empêcher de
ravitailler ses troupes ou de les renforcer. Il allait détruire la marine
anglaise.
Le 22 juin 1340, devant l’Écluse,
dans le large estuaire qui sépare la Flandre de la Zélande, deux cents navires
s’avançaient, parés des plus jolis noms, la flamme de France flottant à leur
grand mât : La Pèlerine, la Nef-Dieu, la Miquolette , l’Amoureuse,
la Faraude, la Sainte-Marie-Porte-Joye … Ces vaisseaux étaient montés par
vingt mille marins et soldats, complétés de tout un corps d’arbalétriers ;
mais on ne comptait guère, parmi eux, plus de cent cinquante gentilshommes. La
chevalerie française n’aimait pas la mer.
Le capitaine Barbavera, qui
commandait aux cinquante galères génoises louées par le roi de France, dit à
l’amiral Béhuchet :
— Monseigneur, voici le roi
d’Angleterre et sa flotte qui viennent sur nous. Prenez la pleine mer avec tous
vos navires, car si vous restez ici, enfermés comme vous l’êtes dans les
grandes digues, les Anglais, qui ont pour eux le vent, le soleil et la marée,
vous serreront tant que vous ne saurez vous aider.
On aurait pu l’écouter ; il
avait trente ans d’expérience navale et, l’année précédente, pour le compte de
la France, avait audacieusement brûlé et pillé Southampton. L’amiral Béhuchet,
ancien maître des eaux et forêts royales, lui répondit fièrement :
— Honni soit qui s’en ira
d’ici !
Il fit ranger ses bâtiments sur
trois lignes : d’abord les marins de la Seine, puis les Picards et les
Dieppois, enfin les gens de Caen et du Cotentin ; il ordonna de lier les
navires entre eux par des câbles, et y disposa les hommes comme sur des
châteaux forts.
Le roi Édouard, parti l’avant-veille
de Londres, commandait une flotte sensiblement égale. Il ne possédait pas plus
de combattants que les Français n’en avaient ; mais sur les vaisseaux il
avait réparti deux mille gentilshommes parmi lesquels Robert d’Artois, malgré
le grand dégoût que celui-ci avait de naviguer.
Dans cette flotte se trouvait
également, gardée par huit cents soldats, toute une nef de dames d’honneur pour
le service de la reine Philippa. Au soir, la France avait dit adieu à la
domination des mers. On ne s’était même pas aperçu de la chute du jour tant les
incendies des vaisseaux français fournissaient de lumière.
Pêcheurs normands, picards, et
marins de la Seine s’étaient fait mettre en pièces par les archers d’Angleterre
et par les Flamands venus à la rescousse sur leurs barques plates, du fond de
l’estuaire, pour prendre à revers les châteaux forts à voile. Ce n’étaient que
craquements de mâtures, cliquetis d’armes, hurlements d’égorgés. On se battait
au glaive et à la hache parmi un champ d’épaves. Les survivants, qui
cherchaient à échapper à la fin du massacre, plongeaient entre les cadavres, et
l’on ne savait plus si l’on nageait dans l’eau ou dans le sang. Des centaines
de mains coupées flottaient sur la mer.
Le corps de l’amiral Béhuchet
pendait à la vergue du navire d’Édouard. Depuis de longues heures, Barbavera
avait pris le large avec ses galères génoises.
Les Anglais étaient meurtris mais
triomphants. Leur plus grand désastre : la perte de la nef des dames,
coulée au milieu de cris affreux.
Des robes dérivaient parmi le grand
charnier marin, comme des oiseaux
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