Le Lis et le Lion
qui
incendie. Le feu s’était mis dans ses veines. Il fallait à la mort brûler en
quatre jours les forces qui restaient en ce corps, pour vingt ans de vie.
Il refusa de faire un testament,
criant que le lendemain il serait à cheval. Il fallut l’attacher pour lui
administrer les derniers sacrements, parce qu’il voulait assommer l’aumônier
dans lequel il croyait reconnaître Thierry d’Hirson. Il délirait.
Robert d’Artois avait toujours
détesté la mer ; un bateau appareilla pour le ramener en Angleterre. Toute
une nuit, au balancement des flots, il plaida en justice, étrange justice où il
s’adressait aux barons de France en les appelant « mes nobles
Lords », et requérait de Philippe le Bel qu’il ordonnât la saisie de tous
les biens de Philippe de Valois, manteau, sceptre et couronne, en exécution
d’une bulle papale d’excommunication. Sa voix, depuis le château d’arrière,
s’entendait jusqu’à l’étrave, montait jusqu’aux hommes de vigie, dans les mâts.
Avant l’aube, il s’apaisa un peu et
demanda qu’on approchât son matelas de la porte ; il voulait regarder les
dernières étoiles. Mais il ne vit pas se lever le soleil. À l’instant de
mourir, il imaginait encore qu’il allait guérir. Le dernier mot que ses lèvres
formèrent fut : « Jamais ! » sans qu’on sût s’il
s’adressait aux rois, à la mer ou à Dieu.
Chaque homme en venant au monde est
investi d’une fonction infime ou capitale, mais généralement inconnue de
lui-même, et que sa nature, ses rapports avec ses semblables, les accidents de
son existence le poussent à remplir, à son insu, mais avec l’illusion de la
liberté. Robert d’Artois avait mis le feu à l’occident du monde ; sa tâche
était achevée.
Lorsque le roi Édouard III, en
Flandre, apprit sa mort, ses cils se mouillèrent, et il envoya à la reine
Philippa une lettre où il disait :
« Doux cœur, Robert d’Artois
notre cousin est à Dieu commandé ; pour l’affection que nous avions envers
lui et pour notre honneur, nous avons écrit à nos chancelier et trésorier, et
les avons chargés de le faire enterrer en notre cité de Londres. Nous voulons,
doux cœur, que vous veilliez à ce qu’ils fassent bien selon notre volonté. Que
Dieu soit gardien de vous. Donné sous notre sceau privé en la ville de
Grandchamp, le jour de Sainte-Catherine, l’an de notre règne d’Angleterre
seizième et de France tiers. »
Au début de janvier 1343, la crypte
de la cathédrale Saint-Paul, à Londres, reçut le plus lourd cercueil qui y fût
jamais descendu.
… Et ici l’auteur, contraint par
l’histoire à tuer son personnage préféré, avec lequel il a vécu six années,
éprouve une tristesse égale à celle du roi Édouard d’Angleterre ; la
plume, comme disent les vieux conteurs de chroniques, lui échappe hors des
doigts, et il n’a plus le désir de poursuivre, au moins immédiatement, sinon
pour faire connaître au lecteur la fin de quelques-uns des principaux héros de
ce récit.
Franchissons onze ans, et
franchissons les Alpes…
ÉPILOGUE
JEAN I er L’INCONNU
I
LA ROUTE QUI MÈNE À ROME
Le lundi 22 septembre 1354, à Sienne,
Giannino Baglioni, notable de cette ville, reçut au palais Tolomei, où sa
famille tenait compagnie de banque, une lettre du fameux Cola de Rienzi qui
avait saisi le gouvernement de Rome en reprenant le titre antique de tribun.
Dans cette lettre, datée du Capitole et du jeudi précédent, Cola de Rienzi
écrivait au banquier :
« Très cher ami, nous avons
envoyé des messagers à votre recherche avec mission de vous prier, s’ils vous
rencontraient, de vouloir bien vous rendre à Rome auprès de nous. Ils nous ont
rapporté qu’ils vous avaient en effet découvert à Sienne, mais n’avaient pu
vous déterminer à venir nous voir. Comme il n’était pas certain qu’on vous
découvrirait, nous ne vous avions pas écrit ; mais maintenant que nous
savons où vous êtes, nous vous prions de venir nous trouver en toute diligence,
aussitôt que vous aurez reçu cette lettre, et dans le plus grand secret, pour
affaire concernant le royaume de France. »
Pour quelle raison le tribun, grandi
dans une taverne du Trastevere mais qui affirmait être fils adultérin de
l’empereur Henri VII d’Allemagne – donc un demi-frère du roi Jean de
Bohême – et en qui Pétrarque célébrait le restaurateur des anciennes
grandeurs
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