Le Lis et le Lion
chevaliers et soldats sous ses ordres, et, lorsqu’il se
retourne, il voit ses lances osciller jusqu’à l’horizon ainsi qu’une terrible
moisson. Les pauvres Bretons fuient devant lui, quelques-uns en chariot, la
plupart à pied, sur leurs chausses de toile ou d’écorce, les femmes traînant
les enfants, et les hommes portant sur l’épaule un sachet de blé noir.
Robert d’Artois a cinquante-six ans,
mais de même qu’il peut encore fournir sans fatigue des étapes de quinze
lieues, de même il continue de rêver… Demain il va prendre Brest ; puis il
va prendre Vannes, puis il va prendre Rennes ; de là il entrera en
Normandie, il se saisira d’Alençon qui est au frère de Philippe de
Valois ; d’Alençon, il court à Évreux, à Conches, son cher Conches !
Il court à Château-Gaillard, libère Madame de Beaumont. Puis il fond,
irrésistible, sur Paris ; il est au Louvre, à Vincennes, à Saint-Germain,
il fait choir du trône Philippe de Valois, et remet la couronne à Édouard qui
le fait, lui, Robert, lieutenant général du royaume de France. Son destin a
connu des fortunes et des infortunes moins concevables, alors qu’il n’avait
pas, soulevant la poussière des routes, toute une armée le suivant.
Et en effet Robert prend Brest, où
il délivre la comtesse de Montfort, âme guerrière, corps robuste, qui, tandis
que son mari est retenu prisonnier par le roi de France, continue, le dos à la
mer, de résister au bout de son duché. Et en effet Robert traverse, triomphant,
la Bretagne, et en effet il assiège Vannes ; il fait dresser perrières et
catapultes, pointer les bombardes à poudre dont la fumée se dissout dans les
nuages de novembre, ouvrir une brèche dans les murs. La garnison de Vannes est
nombreuse, mais ne paraît pas particulièrement résolue ; elle attend le premier
assaut pour pouvoir se rendre de façon honorable. Il faudra, de part et
d’autre, sacrifier quelques hommes afin que cette formalité soit remplie.
Robert fait lacer son heaume
d’acier, enfourche son énorme destrier qui s’affaisse un peu sous son poids,
crie ses derniers ordres, abaisse devant son visage la ventaille de son casque,
agite d’un geste tournoyant les six livres de sa masse d’armes au-dessus de sa
tête. Les hérauts qui font claquer sa bannière hurlent à pleine voix :
« Artois à la bataille ! »
Des hommes de pied courent à côté
des chevaux, portant à six de longues échelles ; d’autres tiennent au bout
d’un bâton des paquets d’étoupe enflammée ; et le tonnerre roule vers
l’éboulis de pierres, à l’endroit où le rempart a cédé ; et la cotte
flottante de Monseigneur d’Artois, sous les lourdes nuées grises, rougeoie
comme la foudre…
Un trait d’arbalète, ajusté du
créneau, traversa la cotte de soie, l’armure, le cuir du haubergeon, la toile
de la chemise. Le choc n’avait pas été plus dur que celui d’une lance de
joutes ; Robert d’Artois arracha lui-même le trait et, quelques foulées
plus loin, sans comprendre ce qui lui arrivait, ni pourquoi le ciel devenait
soudain si noir, ni pourquoi ses jambes n’enserraient plus son cheval, il
s’écroula dans la boue.
Tandis que ses troupes enlevaient
Vannes, le géant déheaumé, étendu sur une échelle, était porté jusqu’à son
camp ; le sang coulait sous l’échelle.
Robert n’avait jamais été blessé
auparavant. Deux campagnes en Flandre, sa propre expédition en Artois, la guerre
d’Aquitaine… Robert, à travers tout cela, était passé sans seulement une
écorchure. Pas une lance brisée, en cinquante tournois, pas une défense de
sanglier ne lui avait même effleuré la peau.
Pourquoi devant Vannes, devant cette
ville qui n’offrait pas de résistance véritable, qui n’était qu’une étape
secondaire sur la route de son épopée ? Aucune prédiction funeste,
concernant Vannes ou la Bretagne, n’avait été faite à Robert d’Artois. Le bras
qui avait tendu l’arbalète était celui d’un inconnu qui ne savait même pas sur
qui il tirait.
Quatre jours Robert lutta, non plus
contre les princes et les Parlements, non plus contre les lois d’héritage, les
coutumes des comtés, contre les ambitions ou l’avidité des familles
royales ; il luttait contre sa propre chair. La mort pénétrait en lui, par
une plaie aux lèvres noirâtres ouverte entre ce cœur qui avait tant battu et ce
ventre qui avait tant mangé ; non pas la mort qui glace, celle
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