Le Lis et le Lion
attendre, d’abord parce qu’il n’était pas homme à faire montre
volontiers de ses émotions, et aussi parce que cette stupéfiante nouvelle lui
avait déjà été portée, quelques jours plus tôt, par un autre émissaire.
— Le roi Édouard est tenu
secrètement au château de Corfe, reprit le moine ; je l’ai vu et viens
vous en fournir témoignage.
Le comte de Kent se leva, enjamba
son lévrier et s’approcha de la fenêtre à petites vitres et croisillons de
plomb par laquelle il observa un moment le ciel gris au-dessus de son manoir de
Kensington.
Kent avait vingt-neuf ans ; il
n’était plus le mince jeune homme qui avait commandé la défense anglaise
pendant la désastreuse guerre de Guyenne, en 1324, et dû, faute de troupes, se
rendre, dans la Réole assiégée, à son oncle Charles de Valois. Mais bien qu’un
peu épaissi, il gardait toujours la même blonde pâleur et la même nonchalance
distante qui cachait plus de tendance au songe qu’à la véritable méditation.
Il n’avait jamais entendu chose plus
étonnante ! Ainsi son demi-frère Édouard II dont le décès avait été
annoncé trois ans plus tôt, qui avait sa tombe à Gloucester – et dont on
n’hésitait plus maintenant, dans le royaume, à nommer les assassins –
aurait encore été de ce monde ? La détention au château de Berkeley, le
meurtre atroce, la lettre de l’évêque Orleton, la culpabilité conjointe de la
reine Isabelle, de Mortimer et du sénéchal Maltravers, enfin l’inhumation à la
sauvette, tout cela n’aurait été qu’une fable, montée par ceux qui avaient
intérêt à ce qu’on crût l’ancien roi décédé, et grossie ensuite par
l’imagination populaire ?
Pour la seconde fois, en moins de
quinze jours, on venait lui faire cette révélation. La première fois, il avait
refusé d’y croire. Mais maintenant il commençait d’être ébranlé.
— Si la nouvelle est vraie,
elle peut changer bien des choses au royaume, dit-il sans précisément
s’adresser au moine.
Car depuis trois ans l’Angleterre
avait eu le temps de s’éveiller de ses rêves. Où étaient la liberté, la
justice, la prospérité, dont on avait imaginé qu’elles s’attachaient aux pas de
la reine Isabelle et du glorieux Lord Mortimer ? De la confiance qu’on
leur avait accordée, des espérances qu’on avait mises en eux, il ne restait
rien que le souvenir d’une vaste illusion déçue.
Pourquoi avoir chassé, destitué,
emprisonné et – du moins le croyait-on jusqu’à ce jour – laissé
assassiner le faible Édouard II soumis à d’odieux favoris, si c’était pour
qu’il fût remplacé par un roi mineur, plus faible encore, et dépouillé de tout
pouvoir par l’amant de sa mère ?
Pourquoi avoir décapité le comte
d’Arundel, assommé le chancelier Baldock, coupé en quatre morceaux Hugh Le
Despenser, quand à présent Lord Mortimer gouvernait avec le même arbitraire,
pressurait le pays avec la même avidité, insultait, opprimait, terrifiait, ne
supportait aucune discussion de son autorité ?
Au moins, Hugh Le Despenser,
créature vicieuse et cupide, présentait-il quelques faiblesses sur lesquelles
on pouvait agir. Il lui arrivait de céder à la peur ou à l’attrait de l’argent.
Roger Mortimer, lui, était un baron inflexible et violent. La Louve de France,
comme on appelait la reine mère, avait pour amant un loup.
Le pouvoir corrompt rapidement ceux qui
s’en saisissent sans y être poussés, avant tout, par le souci du bien public.
Brave, héroïque même, célèbre pour
une évasion sans exemple, Mortimer avait, dans ses années d’exil, incarné les
aspirations d’un peuple malheureux. On se rappelait qu’il avait autrefois
conquis le royaume d’Irlande pour la couronne anglaise ; on oubliait qu’il
s’y était fait la main.
Jamais, en vérité, Mortimer n’avait
pensé à la nation dans son ensemble, ni aux besoins de son peuple. Il ne
s’était fait le champion de la cause publique qu’autant que cette cause se
trouvait confondue pour un moment avec la sienne propre. Il n’incarnait, en
vérité, que les griefs d’une certaine fraction de la noblesse. Devenu le
maître, il se comportait comme si l’Angleterre tout entière fût passée à son
service.
Et d’abord il s’était approprié
presque le quart du royaume en devenant comte des Marches, titre et fief qu’il
avait fait créer pour lui. Au bras de la reine mère, il menait train de roi,
Weitere Kostenlose Bücher