Le Lis et le Lion
présente était pourvue d’un douaire royal, et ses
petites-filles mariées l’une à la Bourgogne, l’autre à la Flandre, la troisième
au Viennois. Mahaut pouvait-elle souhaiter mieux ? Quant à l’Artois, il
reviendrait un jour à son destinataire naturel.
— Car si votre frère, le comte
Philippe, n’était pas mort avant votre père, pouvez-vous nier, ma cousine, que
votre neveu, aujourd’hui, serait le tenant de la comté ? Ainsi pour tous
deux l’honneur est sauf, et je donne au différend qui vous oppose un juste règlement.
Mahaut serra les mâchoires et agita
la tête en signe de dénégation.
Alors Philippe VI montra
quelque irritation et fit hâter le service. Puisque Mahaut en usait ainsi,
puisqu’elle lui faisait l’offense de repousser son arbitrage, elle irait au
procès… À son gré !
— Je ne vous retiens point à
loger, ma cousine, lui dit-il aussitôt les mains lavées ; je ne pense pas
que le séjour en ma cour vous soit plaisant.
C’était la disgrâce, et clairement
signifiée.
Avant de reprendre la route, Mahaut
alla verser quelques larmes sur la tombe de sa fille Blanche, dans la chapelle
de l’abbaye. Elle-même, en ses volontés, avait décidé de se faire enterrer là [15] .
— Ah ! Maubuisson,
dit-elle, n’est pas une place qui nous aura porté chance. L’endroit ne vaut que
pour y dormir morte.
Tout le long du trajet de retour,
elle ne cessa d’exhaler sa colère.
— L’avez-vous entendu, ce grand
niais que le mauvais sort nous a baillé pour roi ? Me défaire de l’Artois,
tout aisément, à seule fin de lui complaire ! Instituer pour mon héritier
ce gros puant de Robert ! Mais la main me sécherait au bout du bras plutôt
que de sceller cela ! Faut-il qu’il y ait entre eux long marché de
coquinerie et qu’ils se doivent beaucoup l’un à l’autre… Et dire que sans moi,
si je n’avais pas si bien déblayé autrefois les avenues du trône…
— Ma mère… murmura doucement
Jeanne la Veuve.
Si elle avait osé exprimer sa
pensée, si elle n’avait pas craint d’essuyer une terrible rebuffade, Jeanne eût
conseillé à sa mère d’accepter les propositions du roi. Mais cela n’eût servi à
rien.
— Jamais, répétait Mahaut,
jamais ils n’obtiendront cela de moi.
Elle venait, sans le savoir, de
signer son arrêt de mort, et l’exécuteur était devant elle, dans la litière,
qui la regardait à travers des cils noirs.
— Béatrice, dit soudain Mahaut,
aide-moi un peu à me délacer ; j’ai le ventre qui enfle.
La rage lui avait dérangé la
digestion. Il fallut arrêter la litière pour que Madame Mahaut allât se
soulager les entrailles dans le premier champ.
— Ce soir, Madame, dit
Béatrice, je vous donnerai de la pâte de coings.
En arrivant à Paris dans la nuit, à
l’hôtel de la rue Mauconseil, Mahaut se sentait le cœur encore un peu brouillé,
mais elle allait mieux. Elle fit un repas maigre et se coucha.
IX
LE SALAIRE DES CRIMES
Béatrice attendit que tous les
serviteurs fussent endormis. Elle s’approcha du lit de Mahaut, souleva le
rideau de tapisserie qu’on fermait pour la nuit. La veilleuse pendue au ciel de
lit dispensait une faible lueur bleutée. Béatrice était en chemise et tenait
une cuiller à la main.
« Madame, vous avez oublié de
prendre votre pâte de coings… »
Mahaut, somnolente, et dont les sens
luttaient entre la fureur et la fatigue, dit simplement :
— Ah oui… tu es une bonne fille
d’y avoir pensé.
Et elle avala le contenu de la cuiller.
Deux heures avant l’aurore, elle
réveilla son monde à grands appels et fracas de sonnette. On la trouva
vomissant au-dessus d’un bassin que Béatrice lui tendait.
Thomas le Miesier et Guillaume du
Venat, ses physiciens, aussitôt appelés, se firent conter par le menu la
journée de la veille et donner le détail de ce que la comtesse avait
mangé ; ils conclurent sans peine à une forte indigestion accompagnée d’un
flux de sang causé par le mécontentement.
On envoya chercher le barbier Thomas
qui, pour les quinze sols habituels, saigna la comtesse, et la dame Mesgnière,
l’herbière du Petit Pont, fournit un clystère aux herbes [16] .
Béatrice prit prétexte d’aller
chercher un électuaire chez maître Palin, l’épicier, pour s’échapper dans la
soirée et rejoindre Robert à trois porches de chez Mahaut, dans la maison
Bonnefille.
— C’est chose faite, lui
dit-elle.
— Elle est
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