Le Lis et le Lion
morte ? s’écria
Robert.
— Oh ! non… elle va
souffrir longuement ! dit Béatrice avec un noir éclat dans le regard. Mais
il faudra être prudents, Monseigneur, et nous voir moins souvent ces temps-ci.
Mahaut mit un mois à mourir.
Béatrice, soir après soir, pincée
après pincée, la poussait vers la tombe, et ceci d’autant plus impunément que
Mahaut n’avait confiance qu’en elle et ne prenait les remèdes que de sa main.
Après les vomissements qui durèrent
trois jours, elle fut atteinte d’un catarrhe de la gorge et des bronches ;
elle n’avalait qu’avec une extrême douleur. Les physiciens déclarèrent qu’elle
avait été saisie de froid pendant son indigestion. Puis, quand le pouls
commença de faiblir, on pensa l’avoir trop saignée ; ensuite sa peau sur
tout le corps se couvrit de boutons et de pustules.
Prévenante, attentive, toujours
présente, et montrant cette humeur égale et souriante si précieuse aux malades,
Béatrice se délectait à contempler les écœurants progrès de son œuvre. Elle
n’allait presque plus retrouver Robert ; mais le souci de chercher chaque
jour dans quel aliment ou quel remède elle glisserait le poison lui procurait
un suffisant plaisir.
Lorsque Mahaut vit ses cheveux
tomber, par touffes grises comme du foin mort, alors elle se sut perdue.
— On m’a enherbée, dit-elle
tout angoissée à sa demoiselle de parage.
— Oh ! Madame, Madame, ne
prononcez point ces mots. C’est chez le roi que vous avez fait votre dernier
dîner, avant d’être malade.
— Eh ! c’est bien à cela
que je pense, dit Mahaut.
Elle demeurait coléreuse, emportée,
houspillant ses physiciens qu’elle accusait d’être des ânes. Elle ne donnait
pas signe de se rapprocher de la religion, et accordait plus de souci aux
affaires de son comté qu’à celles de son âme. Elle dicta une lettre à sa
fille : « Si je venais à trépasser, je vous commande aussitôt de vous
rendre auprès du roi et d’exiger de lui rendre l’hommage pour l’Artois avant que
Robert ait rien pu tenter… »
Les maux qu’elle endurait ne lui
faisaient nullement penser aux souffrances qu’elle avait naguère infligées à
autrui ; elle restait jusqu’à la fin une âme égoïste et dure, où même
l’approche de la mort ne faisait apparaître aucune ressource de repentir ni
d’humaine compassion.
Il lui sembla toutefois nécessaire
de se confesser d’avoir tué deux rois, ce qu’elle n’avait jamais avoué à ses
confesseurs ordinaires. Elle choisit pour cela de faire appeler un Franciscain
obscur. Quand le moine sortit, tout pâle, de la chambre, il fut pris en charge
par deux sergents qui avaient ordre de le conduire au château d’Hesdin. Les
instructions de Mahaut furent mal comprises ; elle avait dit que le moine
devait être gardé à Hesdin jusqu’à son trépas ; le gouverneur du château
crut qu’il s’agissait du trépas du moine et on le jeta dans une oubliette. Ce
fut le dernier crime, involontaire celui-là, de la comtesse Mahaut.
Enfin la malade fut saisie d’atroces
crampes qui se manifestèrent d’abord aux orteils, puis dans les mollets ;
puis ce furent les avant-bras qui se durcirent. La mort montait.
Le 27 novembre, des chevaucheurs
partirent, vers le couvent de Poissy où résidait alors la reine Jeanne la
Veuve, vers Bruges, pour prévenir le comte de Flandre, et trois à la suite,
dans le cours de la journée, pour Saint-Germain où séjournait le roi en
compagnie de Robert d’Artois. Chacun des chevaucheurs dirigés vers
Saint-Germain semblait à Béatrice le porteur d’un message d’amour adressé à
Robert : la comtesse Mahaut avait reçu les sacrements, la comtesse ne
pouvait plus parler, la comtesse était au bord de trépasser…
Profitant d’un moment où elle se
trouvait seule auprès de l’agonisante, Béatrice se pencha vers la tête chauve,
vers la face pustuleuse qui ne paraissait plus vivre que par les yeux, et
prononça doucement :
— Vous avez été empoisonnée,
Madame… par moi… et pour l’amour que j’ai de Monseigneur Robert.
La mourante eut un regard
d’incrédulité d’abord, puis de haine ; en cet être d’où l’existence
fuyait, le dernier sentiment fut le désir de tuer. Oh ! non, elle n’avait
à regretter aucun de ses actes ; elle avait eu bien raison d’être méchante
puisque le monde n’est peuplé que de méchants ! La pensée qu’elle recevait
là, à l’ultime
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