Le Livre De Ma Mère
terminé ses tâches ménagères, elle se rendait visite à elle-même.
Bien habillée, elle se promenait dans son cher appartement, inspectait chaque
chambre, tapotait une couverture, arrangeait un coussin, aimait la tapisserie
neuve, savourait sa salle à manger, regardait si tout était bien en ordre,
chérissait cet ordre et l’odeur d’encaustique et le nouveau canapé en affreux
velours frappé. Elle s’asseyait sur le canapé, se recevait chez elle. Cette
boule à café qu’elle venait d’acheter était une relation nouvelle. Elle lui
souriait, l’éloignait un peu pour mieux la voir. Ou encore elle considérait le
beau sac à main que je lui avais offert, qu’elle conservait enveloppé dans du
papier de soie et dont elle ne se servait jamais car il aurait été dommage de
l’abîmer.
Sa
vie, c’était son appartement, c’était écrire à son fils, attendre les lettres
de son fils, préparer ses voyages vers le fils, attendre son mari dans
l’appartement silencieux, lui souhaiter la bienvenue lorsqu’il rentrait, être
fière des compliments de son mari. Il y avait aussi les pâtisseries où elle écoutait
un peu la conversation des dames bien, tout en mangeant un gâteau, consolation
des isolés. Elle participait comme elle pouvait, se contentait humblement de
ces pauvres divertissements, toujours spectatrice, jamais actrice. Sa vie,
c’était encore d’aller toute seule au cinéma. Ces personnages sur l’écran, elle
était admise en leur compagnie. Elle pleurait aux malheurs de ces belles dames
chrétiennes. Elle a été une isolée toute sa vie, une timide enfant dont la tête
trop grosse était collée avidement à la vitre de la pâtisserie du social. Je ne
sais pas pourquoi je raconte la vie triste de ma mère. C’est peut-être pour la
venger.
À
table, elle mettait tous les jours la place du fils absent. Et même, le jour
anniversaire de ma naissance, elle servait l’absent. Elle mettait les morceaux
les plus fins sur l’assiette de l’absent, devant laquelle il y avait ma photographie
et des fleurs. Au dessert, le jour de mon anniversaire, elle posait sur
l’assiette de l’absent la première tranche du gâteau aux amandes, toujours le
même parce que c’était celui que j’avais aimé en mon enfance. Puis sa main
tremblante versait le vin de Samos, toujours le même, dans le verre de
l’absent. Elle mangeait silencieusement, à côté de son mari, et elle regardait
ma photographie.
IX
Depuis
mon départ, l’événement de chaque année fut le séjour qu’elle faisait chez moi,
à Genève, en été. Elle s’y préparait des mois à l’avance : rafistolage des
vêtements, achat de cadeaux, cure ratée d’amaigrissement. De cette manière, une
sorte de bonheur commençait pour elle longtemps avant son départ. C’était une
petite combine à elle pour être déjà un peu auprès de moi. Durant ses séjours
chez moi, épopées de sa vie, elle était si soucieuse de me plaire. Devant mes
amis, elle essayait de réprimer ses gestes orientaux et de camoufler son
accent, à demi marseillais et à demi balkanique, sous un murmure confus qui se
voulait parisien. Pauvre chérie.
Elle
n’avait pas beaucoup de volonté. Elle ne savait pas suivre un régime et son embonpoint
de cardiaque s’accentuait avec les années. Pourtant, à chacun de ses séjours,
elle m’assurait qu’elle avait perdu plusieurs kilos depuis l’année dernière. Je
ne la détrompais pas. La vérité, c’était que, quelques semaines avant son
départ de Marseille, elle se condamnait à la famine pour maigrir et me plaire.
Mais elle ne perdait jamais autant de poids qu’elle en avait gagné. Ainsi,
grossissant sans cesse, elle s’imaginait poétiquement maigrir sans cesse.
Elle
arrivait chez moi, fermement résolue à ne pas s’écarter désormais de son
régime. Mais ce régime, elle l’enfreignait constamment sans s’en douter, les
infractions étant toutes exceptionnelles quoique quotidiennes. «Je veux
seulement voir si ce feuilleté est réussi. » « Cette pâte d’amandes, ce n’est
rien, mon fils, juste une bouchée de fourmi, ça ne va pas plus loin que la
gorge, juste un peu pour me passer l’envie. Ne sais-tu pas qu’une envie non
contentée fait grossir? » Et si je l’engageais à prendre du café sans sucre,
elle m’affirmait que le sucre n’engraisse pas.
«
Mets-en dans l’eau et tu verras qu’il disparait. » Si une balance de pharmacien
dénotait une augmentation de
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