Le Livre De Ma Mère
poids, c’était une erreur de la balance ou c’était
parce qu’elle avait trop bougé sur la balance ou parce qu’elle avait gardé son
chapeau. Pour les plantureux repas, il y avait toujours de bonnes raisons. Un
jour, c’était parce qu’elle venait d’arriver à Genève et qu’il fallait bien
fêter ce jour de merveille. Un autre jour, parce qu’elle se sentait un peu
fatiguée et que les beignets au miel fortifient. Un autre jour, parce qu’elle
avait reçu une gentille lettre de mon père. Quelques jours plus tard, parce qu’elle
n’avait pas reçu de lettre. Une autre fois, parce que dans quelques jours elle
partirait. Ou encore parce qu’elle ne voulait pas me tenir triste compagnie en
me faisant assister à son repas de régime. Elle serrerait un peu plus son corset,
et voilà tout. « Et puis quoi, je ne suis pas une jeune fille à marier. »
Mais
si je la grondais, elle obéissait, pleine de foi, immédiatement atterrée par
les perspectives de maladie, me croyant si je lui disais qu’en six mois de
régime sérieux elle aurait une tournure de mannequin. Elle restait alors toute
la journée scrupuleusement sans manger, se forgeant tristement mille félicités
de sveltesse. Si, pris soudain de pitié et sentant que tout cela ne servirait à
rien, je lui disais qu’en somme ces régimes ce n’était pas très utile, elle
approuvait avec enthousiasme. « Vois-tu, mon fils, je crois que tous ces
régimes pour maigrir, ça déprime et ça fait grossir. » Je lui proposais alors
de dîner dans un très bon restaurant. « Eh oui, mon fils, divertissons-nous un
peu avant de mourir! » Et dans sa plus belle robe, linotte et petite fille,
elle mangeait de bon cœur et sans remords puisqu’elle était approuvée par moi.
Je la regardais et je pensais qu’elle n’était pas faite pour vivre longtemps et
qu’il était juste qu’elle eût quelques petits plaisirs. Je la regardais qui
mangeait, très à son affaire. Je regardais paternellement ses petites mains qui
bougeaient, qui bougeaient en ce temps-là.
Elle
n’avait aucun sens de l’ordre et croyait avoir beaucoup d’ordre. Lors d’une de
mes visites à Marseille, je lui achetai un dossier alphabétique, lui en
expliquant les mystères et que les factures du gaz devaient se mettre sous la
lettre G. Elle m’écouta avec une sincérité passionnée et se mit ardemment à classer.
Quelques mois plus tard, lors d’une autre visite, je m’aperçus que les factures
du gaz étaient sous Z. « Parce que c’est plus commode pour moi,
m’expliqua-t-elle, je me rappelle mieux. » Les quittances du loyer n’étaient
plus sous L mais avaient émigré sous Y. « Mon enfant, il faut bien mettre
quelque chose dans cet Y et d’ailleurs n’y a-t-il pas un Y dans loyer? » Peu à
peu, elle revint à l’ancienne méthode de classement : les feuilles d’impôt
retournèrent dans la cheminée, les quittances de loyer sous le bicarbonate de
soude, les factures d’électricité à côté de l’eau de Cologne, les comptes de
banque dans une enveloppe marquée « Assurance contre l’incendie » et les
ordonnances de médecin dans le pavillon du vieux gramophone. Comme je faisais
allusion à ce désordre revenu, elle eut un sourire d’enfant coupable. « Tout
cet ordre, me dit-elle, les yeux baissés, ça m’embrouillait. Mais si tu veux,
je recommencerai à classer. » Je t’envoie un baiser dans la nuit, toi à travers
les étoiles.
Quand
on traversait la rue ensemble à Genève, elle était un peu nigaude. Consciente
de sa gaucherie héréditaire, et marchant péniblement, ma cardiaque, elle avait
si peur des autos, si peur d’être écrasée, et elle traversait, sous ma conduite,
si studieusement, avec tant de brave application affolée. Je la prenais
paternellement par le bras et elle baissait la tête et fonçait, ne regardant
pas les autos, fermant les yeux pour pouvoir mieux suivre ma conduite, toute
livrée à ma direction, un peu ridicule d’aller avec tant de hâte et
d’épouvante, si soucieuse de n’être pas écrasée et de vivre. Faisant si bien
son devoir de vivre, elle fonçait bravement, avec une immense peur, mais toute
convaincue de ma science et puissance et qu’avec son protecteur nul mal ne
pouvait lui survenir. Si empotée, ma pauvre chérie. Et quelle montagnarde
aventure c’était pour elle de monter dans un tram. Je me moquais un peu d’elle.
Elle aimait mes moqueries. Maintenant, elle est allongée en son bougon
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