Le Livre De Ma Mère
sommeil de
terre, celle qui avait si peur d’être écrasée, allongée en une végétale
hébétude.
Dans
les trams de Genève, elle aimait regarder, à chaque arrêt, l’irruption de tous
les petits vouloir-vivre, l’arrivée des nouveaux voyageurs qui s’asseyaient
avec satisfaction, ces deux amies qui se souriaient, essoufflées, comme pour se
féliciter, en leur chère préoccupation d’elles-mêmes, d’avoir vaincu, c’est-
à-dire de n’avoir pas manqué le tram. Tout ce qui les concerne est si important
pour les petits humains, ces drôles de cocos. Ma mère aimait regarder. C’était
le seul contact social qui lui était donné. Elle comprenait tout. Elle
comprenait même pourquoi cette petite commise considérait tellement le savon coûteux
qu’elle venait d’acheter. « La pauvre, me disait-elle, elle se console avec ce
savon de luxe, ça lui remplace la grande vie, c’est comme si elle avait réussi
dans la vie. » Elle ne parle plus maintenant. Elle est maussade en sa terreuse
mélancolie.
Finies,
les longues badauderies de Genève avec ma mère qui marchait péniblement et
j’étais heureux de respecter sa lente marche et je me forçais à aller encore
plus lentement qu’elle pour lui éviter fatigue et humiliation. Elle admirait
tout de la chère Genève et de la Suisse. Elle était enthousiaste de ce petit pays,
sage et solide. Naïve, elle faisait pour la Suisse des rêves de domination
universelle, élaborait un empire mondial suisse. Elle disait qu’on devrait
mettre de bons Suisses, bien raisonnables, bien consciencieux, un peu sévères,
à la tête des gouvernements de tous les pays. Alors, tout irait bien. Les
agents de police et les facteurs seraient bien rasés et leurs souliers bien
cirés. Les bureaux de poste deviendraient propres, les maisons fleuries, les
douaniers aimables, les gares astiquées et vernies, et il n’y aurait plus de
guerres. Elle admirait la pureté du lac de Genève. « Même leur eau est honnête
», disait-elle. Je la revois, lisant avec respect, la bouche entrouverte,
l’inscription gravée au fronton de l’Université : « Le peuple de Genève, en consacrant
cet édifice aux études supérieures, rend hommage aux bienfaits de
l’instruction, garantie fondamentale de ses libertés. » « Comme c’est beau,
murmura-t-elle, regarde les belles paroles qu’ils savent trouver. »
Finies,
les errances sans but devant les vitrines des magasins de Genève. Pour la mettre
à l’aise, je me faisais tout oriental avec elle. Il nous est même peut-être
arrivé de manger subrepticement des pistaches salées dans la rue, comme deux
bons frangins méditerranéens qui n’avaient pas besoin, pour s’aimer, d’avoir
une conversation élevée et de se jouer des comédies de distinction, et qui pouvaient
être un peu veules ensemble et traînasser. Comme elle se fatiguait vite à
marcher. Cette lente marche, c’était déjà une marche funèbre, le commencement
de sa mort.
On
marchait lentement, et elle me disait soudain, à moi, son grand ami, une pensée
qui lui paraissait importante. « Mon fils, vois-tu, les hommes sont des
animaux. Regarde-les, ils ont des pattes, des dents pointues. Mais un jour des
anciens temps, notre maître Moïse est arrivé et il a décidé, dans sa tête, de
changer ces bêtes en hommes, en enfants de Dieu, par les Saints Commandements,
tu comprends. Il leur a dit : tu ne feras pas ceci, tu ne feras pas cela, c’est
mal, les animaux tuent mais toi, tu ne tueras pas. Moi, je crois que c’est lui
qui a inventé les Dix Commandements en se promenant sur le Mont Sinaï pour
mieux réfléchir. Mais il leur a dit que c’était Dieu pour les impressionner, tu
comprends. Tu sais comment ils sont, les Juifs. Il leur faut toujours le plus
cher. Quand ils sont malades, ils font tout de suite venir le plus grand
professeur de médecine. Alors, Moïse, qui les connaissait bien, s’est dit : si
je leur dis que les Commandements viennent de l’Éternel, ils feront plus
attention, ils respecteront davantage. »
Soudain,
elle prit mon bras, savoura de s’y appuyer et d’avoir encore trois semaines à
passer avec moi. « Dis-moi, mes yeux, ces fables que tu écris (ainsi
appelait-elle un roman que je venais de publier) comment les trouves-tu dans ta
tête, ces fables? Dans le journal, ils racontent un accident, ce n’est pas
difficile, c’est un fait qui est arrivé, il faut seulement mettre les mots
qu’il faut. Mais toi, ce sont
Weitere Kostenlose Bücher