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Le Livre De Ma Mère

Le Livre De Ma Mère

Titel: Le Livre De Ma Mère Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Albert Cohen
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des inventions, des centaines de pages sorties du
cerveau. Quelle merveille du monde! » En mon honneur, elle brûla ce qu’elle
avait jadis adoré : « Écrire un livre, c’est difficile, mais les médecins, ce
n’est rien. Ils répètent ce qu’ils ont appris dans les livres et ils font
tellement les importants avec leur salon où il y a toujours une lionne en
bronze qui va mourir. Des centaines de pages, répéta-t-elle rêveusement. Et
moi, pauvrette, je ne suis même pas capable d’écrire une lettre de
condoléances. Une fois que j’ai mis « je vous envoie mes condoléances », je ne
sais plus quoi dire. Tu devrais m’écrire un modèle pour les condoléances, mais
ne mets pas des mots profonds, parce qu’alors on comprendrait que ce n’est pas
moi. » Et soudain, elle soupira d’aise. « C’est agréable de se promener avec
toi. Tu m’écoutes, toi. Avec toi, on peut avoir une conversation. »
    Ce
jour-là, je lui achetai des souliers de daim, malgré ses protestations. («
Garde ton argent, mon fils, les vieilles femmes n’ont pas besoin de souliers de
daim. ») Je me rappelle sa hâte de rentrer à la maison « pour vite les regarder
». Je la revois, ouvrant déjà le paquet dans l’ascenseur, puis circulant victorieusement
dans mon appartement, les souliers neufs à la main, les contemplant, les
éloignant, fermant un œil pour mieux les voir, m’en expliquant les beautés
visibles et invisibles. Du génie, elle avait les émois énormes et
déraisonnables. Avant de se coucher, elle posa les souliers près de son lit «
pour que je les voie tout de suite demain matin quand je me réveillerai ». Elle
s’endormit, fière d’avoir un bon fils. Contente de si peu, ma pauvre
enthousiaste. Le lendemain, au petit déjeuner, elle mit les souliers chéris sur
la table, près de la cafetière. « Mes petits invités », sourit-elle. On sonna
et elle tressaillit. Un télégramme de Marseille? Mais ce n’était qu’un complet,
livré par mon tailleur. Exaltation de Maman, atmosphère de fête. Elle tâta le
complet, déclara avec un air de compétence (elle n’y connaissait rien) qu’il
était de laine écossaise. « Que tu le portes en joie et en santé », dit-elle
sentencieusement. Posant sa main sur ma tête, elle me souhaita aussi de le
porter cent ans, ce qui me causa quelque cafard. Ensuite, m’ayant supplié
d’essayer le costume neuf, elle s’extasia, les mains jointes : « Un vrai fils
de Sultan! » Et elle ne put se retenir de faire une allusion à ce qui lui
tenait tant à cœur : « Voilà, il ne te manque plus que la fiancée, maintenant.
» Je me rappelle, c’est ce matin-là qu’elle me fit jurer de ne jamais aller
dans un « Ange de la Mort ». C’est ainsi qu’elle appelait les avions. Elle est
morte.

X
    Dans
ma solitude, je me chante la berceuse douce, si douce, que ma mère me chantait,
ma mère sur qui la mort a posé ses doigts de glace et je me dis, avec dans la
gorge un sanglot sec qui ne veut pas sortir, je me dis que ses petites mains ne
sont plus chaudes et que jamais plus je ne les porterai douces à mon front.
Plus jamais je ne connaîtrai ses maladroits baisers à peine posés. Plus jamais,
glas des endeuillés, chant des morts que nous avons aimés. Je ne la reverrai
plus jamais et jamais je ne pourrai effacer mes indifférences ou mes colères.
    Je
fus méchant avec elle, une fois, et elle ne le méritait pas. Cruauté des fils.
Cruauté de cette absurde scène que je fis. Et pourquoi? Parce que, inquiète de
ne pas me voir rentrer, ne pouvant jamais s’endormir avant que son fils fût
rentré, elle avait téléphoné, à quatre heures du matin, à mes mondains
inviteurs qui ne la valaient certes pas. Elle avait téléphoné pour être
rassurée, pour être sûre que rien de mal ne m’était arrivé. De retour chez moi,
je lui avais fait cette affreuse scène. Elle est tatouée dans mon cœur, cette
scène. Je la revois, si humble, ma sainte, devant mes stupides reproches,
bouleversante d’humilité, si consciente de sa faute, de ce qu’elle était
persuadée être une faute. Si convaincue de sa culpabilité, la pauvre qui
n’avait rien fait de mal. Elle sanglotait, ma petite enfant. Oh, ses pleurs que
je ne pourrai jamais n’avoir pas fait couler. Oh, ses petites mains désespérées
où des taches bleues étaient apparues. Chérie, tu vois, je tâche de me racheter
en avouant. Combien nous pouvons faire souffrir ceux qui nous aiment et quel
affreux

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