Le Livre De Ma Mère
ma glace où je cherche
mon enfance et ma mère, ma glace qui me tient froidement compagnie, et dans laquelle
je sais, souriant, que je suis perdu, perdu sans ma mère. Je suis là, devant la
glace, fenêtre sur la mort, faisant des nœuds à cette ficelle saisie au hasard
et qui me tient compagnie, la tirant, la renouant, la compliquant
machinalement, la rompant nerveusement, tout en sueur et bégayant des mots gais
pour essayer de vivre. O fil rompu de mon destin. Devant cette glace que
j’interroge, je ne peux pas comprendre que ma mère ne soit plus, puisqu’elle a
été.
Elle
est venue, elle n’y a rien compris, elle est partie. Après avoir été elle-même
irremplaçablement, elle a disparu, pourquoi, mais pourquoi? Pauvres humains que
nous sommes, qui allons du toujours qui nous a déposés dans notre berceau au
toujours qui viendra après notre tombe. Et entre ces deux toujours, quelle est
cette farce que nous jouons, cette courte farce d’ambitions, d’espoirs,
d’amours, de joies destinées à disparaitre pour toujours, cette farce que Tu
nous fais jouer? Dis, Toi, là-haut, pourquoi ce traquenard? Pourquoi a-t-elle
ri, pourquoi lui as-Tu donné le désir de rire et de vivre si Tu l’avais, dès
son berceau, condamnée à mort, ô Juge à la monotone sentence, Juge sans
imagination et qui ne connais qu’une seule sentence, toujours capitale,
pourquoi et quelle est cette tromperie? Elle aimait respirer l’air de la mer en
ces dimanches de mon enfance. Pourquoi est-elle maintenant sous une planche
suffocante, cette planche si proche de son beau visage? Elle aimait respirer,
elle aimait la vie. Je crie à l’abus de confiance, à la sinistre plaisanterie.
O Dieu, du droit de mon agonie qui est proche, je Te dis qu’elle n’est pas
drôle, Ta plaisanterie de nous donner cet effrayant et bel amour de la vie pour
nous allonger ensuite, les uns après les autres, les uns auprès des autres, et
faire de nous des immobiles que de futurs immobiles enfouissent sous terre
comme de puantes saletés, des balayures trop répugnantes à regarder, de
cireuses immondices, nous qui fûmes des bébés ravis en nos fossettes. Pourquoi
toute cette terre sur ma mère, ce petit espace de la caisse autour d’elle qui
aimait tant respirer l’air de la mer?
XXIII
Je
ne veux pas qu’elle soit morte. Je veux un espoir, je demande un espoir. Qui me
donnera la croyance en une merveilleuse vie où je retrouverai ma mère? Frères,
ô mes frères humains, forcez-moi à croire en une vie éternelle, mais
apportez-moi de bonnes raisons et non de ces petites blagues qui me donnent la
nausée tandis que, honteux de vos yeux convaincus, je réponds oui, oui, d’un
air aimable. Ce ciel où je veux revoir ma mère, je veux qu’il soit vrai et non
une invention de mon malheur.
C’est
vers Toi que j’appelle, Dieu de ma mère, mon Dieu que j’aime malgré mes blasphèmes
de désespoir. Je T’appelle au secours. Aie pitié de ce mendiant abandonné au
coin du monde. Je n’ai plus de mère, je n’ai plus de Maman, je suis tout seul
et sans rien et j’appelle vers Toi qu’elle a tant prié. Donne- moi la foi en
Toi, donne-moi la croyance en une vie éternelle. Cette croyance, je l’achèterais
au prix d’un milliard d’années en enfer. Car après ce milliard d’années en cet
enfer où l’on Te nie, je pourrai revoir ma mère qui m’accueillera, sa petite
main timidement à la commissure de sa lèvre.
XXIV
Vous,
toutes ses pensées, ses belles espérances, ses joies, êtes-vous disparues aussi
et est-ce possible? Les morts vivent, m’écrié-je parfois, soudain réveillé dans
la nuit et tout transpirant de certitude. Les pensées de ma mère, balbutié-je,
se sont enfuies au pays où il n’y a pas de temps et elles m’attendent. Oui, il
y a Dieu, et Dieu ne me fera pas ça. Il ne m’enlèvera pas ma mère. Il me la
rendra toute vivante au pays où il n’y a pas de temps, au pays où elle
m’attend. Faibles folies d’enfant. Il n’y a pas de paradis. Ils ne sont qu’en
tes fidèles yeux, les gestes de ta mère, ses rires, toutes ses vies de toutes
ses heures. Et quand tu mourras, il en restera trois bribes sur ces pages, et
ces pages elles-mêmes seront emportées par quelque vent séculaire et elle
n’aura jamais été.
Combien
enviable le sort de ceux qui croient ce qu’il leur est bon de croire et non la
désertique vérité qui n’est ni joyeuse ni belle et qui n’a pour elle que
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