Le Livre De Ma Mère
pense jamais. Elle est morne en son terreau
et dessus il y a la vie et l’ivresse légère du matin et le gros soleil apparu.
Elle est paralytique et desséchée en son gras terreau, parcheminée et çà et là
verdissante, ancienne jolie Maman de mes dix ans, squelette à demi, insensible malgré
mes lentes larmes, sourde, impassible tandis qu’au-dessus d’elle de petits
morceaux de création se réveillent, s’affairent pour joyeusement vivre et se
reproduire et assassiner sous l’œil bienveillant de Dieu. Sur un arbre,
au-dessus de sa tombe matinale, un écureuil se frotte les pattes de devant,
bonne affaire, il y a beaucoup de noix cette année. Sur sa tombe matinale, le
ciel est d’un géant bleu puissant, et les petits oiseaux lancent leurs joyeux
chichis et leurs innocences dans l’aube fleurie, leurs angéliques commérages du
réveil et des prestes envols, leurs poèmes de quatre sous, leurs doux glaçons
pointus d’appel et toutes leurs disponibilités liquides et, à l’exception du
coucou idiotement obsédé de jouer à cache-cache, tous ces oiselets lancent
leurs mille bonjours à papa soleil, et que c’est chic de vivre à l’air frais,
crient ces petits chéris, fiérots troubadours huppés et complètement saouls de
clarté, qui maintenant viennent, en diverses affables polkas, picorer sur
l’herbe de sa tombe.
XXVI
En
somme, on s’installe dans le malheur et quelquefois on se dit qu’on n’y est pas
si mal que ça, après tout. Fumons donc une cigarette, tandis que l’idiot de la
radio parle d’une importante déclaration d’un important chef d’Etat. L’idiot
savoure cette déclaration, s’en délecte et la suce. Ce que ça peut m’être égal,
leurs importantes déclarations. Ces futurs morts si dynamiques, c’est comique.
Quand
ma chatte, cette faible d’esprit, me regarde avidement, avec un fixe
étonnement, cherchant à comprendre, si intéressée, oui, c’est ma mère qui me
regarde. Deviendrais-je étrange par cette mort que j’admets sans cesse, les
yeux au ciel de nuit où une pâle ronde morte luit, bénigne et maternelle?
Depuis sa mort, j’aime vivre seul, parfois, pendant des jours et des jours,
loin des vivants absurdement occupés, seul comme elle était seule dans son
appartement de Marseille, seul et le téléphone décroché pour que le dehors n’entre
pas chez moi comme il n’entrait pas chez elle, seul dans cette demeure qui a la
perfection de la mort et où je fais sans cesse de l’ordre pour croire que tout
va bien, seul dans ma chambre délicieusement fermée à clef, trop rangée et trop
propre, folle de symétrie, crayons allongés par ordre de grandeur sur le petit
cimetière luisant de la table.
Assis
devant cette table, je fais la conversation avec elle. Je lui demande si je
dois mettre mon pardessus pour sortir. « Oui, mon chéri, c’est plus sûr. » Mais
ce n’est que moi qui radote, imitant son accent. J’aimerais l’avoir près de
moi, assise et embaumée, dans sa robe de soie noire. Si je lui parlais
longtemps, avec patience, la regardant beaucoup, peut- être que soudain ses
yeux revivraient un peu, par pitié, par amour maternel. Je sais bien que ce
n’est pas vrai et pourtant cette idée me hante.
XXVII
Voilà,
j’ai fini ce livre et c’est dommage. Pendant que je l’écrivais, j’étais avec
elle. Mais Sa Majesté ma mère morte ne lira pas ces lignes écrites pour elle et
qu’une main filiale a tracées avec une maladive lenteur. Je ne sais plus que
faire maintenant. Lire ce poète moderne qui se gratte les méninges pour être incompréhensible?
Retourner au-dehors, revoir ces singes habillés en hommes, tous fabriqués par
le social, qui jouent au bridge et ne m’aiment pas et parlent de leurs micmacs
politiques dans dix ans périmés?
Parfois,
la nuit, après avoir une fois de plus vérifié la chère fermeture de la porte,
je m’assieds, les mains à plat sur les genoux et, la lampe éteinte, je regarde
dans la glace. Entouré de certains minotaures de mélancolie, j’attends devant
la glace, tandis que filent sur le plancher, comme des rats, des ombres qui
furent les méchants de ma vie parmi les hommes, tandis que luisent aussi des
regards subits, nobles regards qui furent ceux de l’autre aimée, Yvonne,
j’attends devant la glace, assis et les mains pharaoniques à plat, j’attends
que ma mère, sous la lune qui est son message, apparaisse peut-être. Mais seuls
les souvenirs arrivent. Les
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