Le Livre De Ma Mère
tuberculeuse est saine et jeune, que
Dieu ait pitié du beau-frère et de la belle-sœur qui ensemble soignent la
malade sincèrement chérie. Ils sont vivants et sains, et lorsque la
tuberculeuse dort, sous la morphine et avec un râle souriant, ils vont se
promener ensemble dans le jardin nocturne. Ils sont tristes mais ils savourent
la douceur du jardin odorant, la douceur d’être ensemble, et c’est presque un
adultère. Cette veuve, sincère en sa douleur, a mis cependant des bas de soie
pour aller à l’enterrement et elle s’est poudrée. Péché de vie. Demain, elle
revêtira une robe qu’elle n’aura pas exigée disgracieuse et qui rehaussera sa
beauté. Péché de vie. Et cet amant désespéré qui sanglote devant la tombe, sous
sa douleur il y a peut-être une affreuse involontaire joie, une pécheresse joie
à vivre encore, lui, une inconsciente joie, une organique joie dont il n’est
pas le maître, une involontaire joie de contraste entre cette morte et ce
vivant qui dit sa douleur pourtant vraie. Avoir de la douleur, c’est vivre,
c’est en être, c’est y être encore.
Ma
mère est morte mais j’ai faim et tout à l’heure, malgré ma douleur, je
mangerai. Péché de vie. Manger, c’est penser à soi, c’est aimer vivre. Mes yeux
cernés portent le deuil de ma mère, mais je veux vivre. Dieu merci, les
pécheurs vivants deviennent vite des morts offensés.
Et
d’ailleurs, nous les oublions vite, nos morts. Pauvres morts, que vous êtes
délaissés en votre terre, et que j’ai pitié de vous, poignants en votre éternel
abandon. Morts, mes aimés, que vous êtes seuls. Dans cinq ans, ou moins,
j’accepterai davantage cette idée qu’une mère, c’est quelque chose de terminé.
Dans cinq ans, j’aurai oublié des gestes d’elle. Si je vivais mille ans,
peut-être qu’en ma millième année, je ne me souviendrais plus d’elle.
XXI
Quelle
est cette farce? Ma mère est née, elle est venue, elle s’est réjouie de son
fils, elle s’est réjouie de ses robes, elle a ri, elle a tant espéré, elle
s’est donné tant de peine, elle a recouvert de beau papier rose glacé mes
livres d’écolier avec tant de soin et les petites aspirations de salive des
attentifs, elle a eu si peur des maladies, elle a eu tant d’absurde foi en ses
médecins, elle a préparé tant de mois à l’avance ses chers séjours à Genève qui
étaient sa chimère, elle s’est tant réjouie de mes compliments, si heureuse
lorsque je lui disais qu’elle avait certainement perdu quelques kilos, ce qui
n’était jamais vrai, si heureuse lorsque je faisais semblant d’aimer ses
pauvres petits chapeaux dignes et maladroits, si économiquement combinés et rafistolés.
Et tout cela, tout cela, pourquoi ? Pour rien. Pour finir dans un trou.
Elle
a été jeune, ma vieille Maman. Je me rappelle qu’un jour du temps où j’avais
six ans, elle était venue me chercher à l’école des sœurs catholiques. Comme je
l’avais trouvée belle, ma jeune Maman. Je l’avais fièrement considérée sous son
chapeau sur lequel expirait une perruche empaillée, chapeau aussi ridicule que
mon Jean-Bart en cuir bouilli, qui était unique en son espèce, fruit des méditations
d’un chapelier sitôt puni et foudroyé d’une juste faillite. Je l’avais regardée
avec ferveur, ma svelte Maman de vingt-cinq ans et je lui avais dit qu’elle
était la plus belle Maman du monde. Et elle avait ri de bonheur. Diable ou
Dieu, pourquoi as-tu mis en cette future morte ce rire, cet absurde besoin de
joie que seuls les immortels devraient avoir? Nous sommes trop roulés d’avance
sur cette terre
Pourquoi,
mon Dieu, pourquoi a-t-elle ri d’être jeune et belle puisque maintenant elle
est sous terre? Comme on respire mal dans un cercueil et les pauvres morts y
étouffent. Pourquoi a-t-elle ri de sa jeunesse en sa jeunesse, a-t-elle ri de
voir son enfant l’admirer, pourquoi, si l’autre rire devait lui venir un jour,
le rire immobile des morts devenus squelettes? Pourquoi fut-elle un petit bébé
gentiment édenté, mon chéri, qu’on baignait au soleil dans une seille et qui
faisait de joyeux éclaboussements et tricotait dans l’eau de ses enthousiastes
petites jambes, effréné et mignon bicycliste dans l’eau, nigaudement ravi de
vivre et gigoter et maintenant plus rien. Pourquoi a-t-elle vécu, si elle
devait horriblement mourir? Pourquoi s’est-elle réjouie, pourquoi a-t-elle
fredonné, avec une animation qui me
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