Le Manuscrit de Grenade
la remercier de sa protection. Ils avaient eu le bon goût de respecter l’architecture et la nudité du lieu.
Soudain, un courant d’air chaud l’enveloppa et une présence noire et blanche se matérialisa à ses côtés. Drapé dans son costume comme dans une armure, l’Inquisiteur la toisait avec un mélange de pitié et de dégoût. Pour un vieillard de cinquante et un ans, il était encore d’une beauté intimidante. La finesse de traits d’un dieu grec, un grand front, des yeux noirs, brillants d’intelligence où couvait une passion dévorante réservée à son église et à son ordre. Tous ceux qui l’approchaient étaient fascinés, surtout les femmes qui essayaient en vain de le séduire. Isabeau le fuyait comme la peste. Elle détestait son regard perçant qui fouillait votre âme sans vergogne, sa voix onctueuse, ses lèvres fines si douées pour maudire, menacer, condamner.
Malgré la tonsure poivre et sel qui trahissait son âge, il irradiait. Transfiguré par une foi sans faille, il pourchassait inlassablement l’infidèle, le sodomite, le Juif, le Maure, sans parler des Doués. Si ces mécréants refusaient de se convertir, Alonso Jimenez se sentait investi de la mission sacrée de sauver leurs âmes par le feu. Sans joie, sans sadisme, juste persuadé d’agir pour le bien de tous. Un archange lancé dans une quête éternelle. Aucune gaieté, aucune légèreté. Ses prêches exaltés et magnifiques ne semaient que culpabilité et terreur. Isabeau ne se rappelait pas l’avoir entendu rire. Un être inhumain malgré une grande piété dont elle ne doutait pas.
— Ma fille, je suis surpris, mais rassuré, de te trouver en ce lieu. Tu ne pouvais choisir meilleur endroit pour entendre la nouvelle dont je suis porteur.
Le grand papillon noir se précipita vers elle et commença sa danse macabre. Il virevoltait entre eux, dessinant dans l’air des arabesques semblables à une toile d’araignée. Un grand froid envahit l’adolescente qui se mit à trembler. Le pressentiment que quelque chose de terrible allait changer le cours de sa destinée. Incapable de parler, elle tenta de se redresser pour affronter l’ennemi, mais son corps la trahit. Elle chuchota :
— Que voulez-vous ?
— Parler de ton avenir. Tu t’obstines à te conduire comme une écervelée. Tu bats la campagne habillée en page, malgré l’interdiction faite aux personnes du genre féminin de se vêtir en homme. Tu passes tes heures libres à la salle d’armes à t’entraîner au maniement de l’épée au lieu d’apprendre la couture, la broderie, et les arts réservés à ton sexe. Certaines dévergondées ont été brûlées pour des fautes plus vénielles.
Effondrée, la jeune fille resta silencieuse. Que pouvait-elle répondre ? Ses goûts la portaient vers les activités réservées aux hommes. Était-ce sa faute si elle préférait l’épée à l’aiguille, les chevauchées solitaires aux bavardages futiles. Elle leva les yeux vers la face trop parfaite, mais fut une fois de plus désarçonnée par son impassibilité. On ne pouvait rien lire sur ses traits marmoréens sauf peut-être un léger agacement perceptible à ses mâchoires crispées. Son tourmenteur reprit :
— S’il n’y avait que ton comportement, tu pourrais faire pénitence et t’amender. Malheureusement, le vrai problème est ailleurs. Tu es consciente qu’étant impubère malgré tes dix-sept ans, tu ne pourras porter d’enfant ? Or le saint sacrement du mariage a été institué pour que les chrétiens croissent et se multiplient. Il t’est donc interdit. Pour une demoiselle de ta condition, il ne reste qu’une solution…
Le prêcheur n’eut pas le temps de terminer sa phrase, Isabeau avait saisi. Révoltée, mais consciente qu’elle devait canaliser sa peur, elle se leva pour l’affronter debout, face à face. Elle était presque aussi grande que lui, ce qui était rare pour une femme. Le regardant dans les yeux, elle demanda :
— Pourquoi m’enfermer dans un couvent ? Ma tante a décidé de me confier la gouvernance du palais ; je serai plus utile ici que dans un cloître.
Le visage du prêtre resta impassible, mais ses gestes – calculés elle en aurait juré – trahirent ses sentiments. Il se signa en soupirant, puis dit d’une voix miellée :
— Que la paix du Seigneur pénètre ton âme et te donne le courage d’affronter ton destin. Il y a une heure que doña Maria a reçu l’absoute de mes
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